Mattéo de Gibrat
Sachez que le deuxième volume verra Mattéo plongé en pleine révolution russe à Pétograd et de passage à Paris. Ces "dépaysements" nous valent des planches encore plus somptueuses que celles du tome 1.
Dans une interview, Gibrat explique très bien son rapport avec le réel: " Je suis plus un dessinateur évocateur que réaliste. Il faut que le réalisme soit tordu pour qu’on puisse faire croire que c’est cela le vrai réalisme ! Par exemple les années 40 que j’ai dessinées ne sont pas les vraies années 40. Je dessine toutes les rues pavées alors qu’il y avait beaucoup de rues goudronnées. De même, dans la mémoire collective, 1944 c’était les tractions. En fait il y en avait très peu : les gens roulaient dans des voitures d’avant-guerre et les tractions étaient des bagnoles très modernes réservées à la Gestapo. J’ai donc dessiné des tractions. Et tout est un peu comme cela. Comme le béret rouge de Jeanne, à l’époque le rouge n’était jamais comme cela, mais pour une raison de mise en scène, je me suis appuyé sur ce truc-là. J’ai volontairement triché avec la vérité. Je me prends ce droit là parce que c’est plus important pour le récit. Ce n’était pas absurde, je n’ai pas non plus fait le béret branché du bobo d’aujourd’hui ! C’est le temps de la vérité où on laisse croire aux gens que c’est cela la vérité ou en tout cas que c’est crédible. Et c’est cela qui plait, je crois."
Cette position me fait problème, car elle renforce, surtout lorsqu'elle est traduite avec autant de talent qu'en possède Gibrat, les idées reçues sur une question, un lieu, une époque...
On ne peu pas reprocher grand chose au dessin de Gibrat dont la somptuosité surprend le lecteur à chaque page sinon de représenter les jeunes femmes qui séduisent Mattéo toujours avec la même physionomie, très belle au demeurant; à sa décharge on peut toujours penser que Mattéo n'aime que ce type de femme...
Le tome 2 est publié avec un cahier graphique grâce auquel on peut admirer la dextérité de dessinateur de Gibrat. Il est précédé d'une postface de Claude Gendrot qui nous apprend que le dessinateur "encre" au bic et où il parle bien du style de l'artiste: " Il n'aime rien tant que les portrait, les visages qui s'expriment, les corps qui se meuvent tout en souplesse ou se raidissent tout en noeuds, il jubile à faire éclore l'attitude gracieuse une Amélie dont la main saisit une chaise pour s'y asseoir ou l'expression d'un Mattéo dont la lassitude pèse sur la table de bistrot, il se réjouit de l'air goguenard qu'il réussit à donner à un vieux, de la pétillante malice qu'il offre à un jeune..."
Le texte dans une B.D. se divise en deux espèces. Celui qui se trouve dans les bulles et qui sort de la bouche des personnages et celui qui est placé dans des rectangles, le plus souvent soit en haut ou en bas de la case et qui est un peu l'équivalent de ce qu'est la voix off au cinéma. Ces deux formes demandent, la première à l'auteur d'avoir un talent de dialoguiste, la deuxième qu'il possède avec les mots une force descriptive et évocatrice. Il faut que cette partie du texte d'une part ne fasse pas doublon avec le dessin et que d'autre part qu' il n'entre pas en conflit scénaristique et stylistique avec celui-ci. Dans le cas de Gibrat comme il se charge de tout, il faut donc qu'il soit un athlète complet de la B.D. Son écriture est si remarquable que chose exceptionnelle dans la bande dessinée, cette "voix off" pourrait se lire indépendamment des dessins quant aux dialogues souvent narquois et gouailleurs ils contribuent grandement à l'intérêt du récit.
Il est amusant, pour un vieux réactionnaire comme moi, de voir que les troupes des "parfaits" idéologiques ne font que fondre au fil des années les deux bandes dessinées que j'ai lues récemment, ayant pour cadre la révolution russe, est emblématique de ce phénomène. Lorsque j'étais adolescents, par exemple lorsqu'on traitait de la guerre civile espagnole, les bons étaient les républicains que l'on mettait tous dans le même sac, et cela va sans dire les méchants étaient bien évidemment les franquistes. Aujourd'hui le camp des saints se réduit aux seuls anarchistes. Le drapeau noir ne flotte toujours pas sur la marmite mais il est en voie de canonisation...
La fin de cette histoire poignante est bien amère. Il est certain que le lecteur n'est pas prêt d'oublier Mattéo. Peut être que Gibrat nous donnera de ses nouvelles car il me semble que pour où il s'embarque à la dernière case, il y aura à raconter (il y aurait trois autres albums de prévus)...