Allemagne, 87mn, 1966
Réalisation: Volker Schlondorff, scénario: Herbert Asmodi d'après Robert Musil, image: Franz Rath, montage: Claus van Boro, musique: Hans Werner Henze
avec Mathieu Carrière, Marian Seidovsky, Bern Tischer, Barbara Steele, Alfred Diertz, Lotte Ledl, Fritz Gehlen
Résumé
Au début du XX ème siècle, dans un village de l’empire austro-hongrois, un garçon de seize ans sensible et réservé, Toeless ( Mathieu Carrière) devient interne dans un collège réservé aux fils de la noblesse. Les jeunes pensionnaires de cette école militaire sont bien fringants dans leurs uniformes. Il se lie d’amitié avec Beineberg (Bernd Tischer) et Reiting (Alfred Dietz), deux adolescents au caractère tyrannique. A ses heures de sortie, il rend visite à Bozena (Barbara Steele), une prostituée qui apprécie les jeux pervers. Un jour, Basini (Marian Seidowsky), l’un de ses camarades de classe, l'un des seuls d’origine modeste, dérobe de l’argent appartenant à Beineberg. Découvert, le jeune voleur passe en jugement devant ses camarades. Reiting lui propose alors un curieux marché: leur silence auprès des autorités enseignantes contre sa soumission totale. Basini accepte de devenir leur esclave. Toerless observe en témoin, intéressé par le comportement de cette victime consentante. Toerless devient, sans s’en rendre compte, complice des tortionnaires de Basini. Les deux tyrans vont jusqu’à pendre Basini par les pieds devant la classe entière. Lié par sa complicité tacite, Toerless est dans l’impossibilité d’intervenir. L’arrivée de professeurs sauve Basini du lynchage. Effrayé par la férocité de ses camarades, Toerless choisit de fuir, il est ramené par la police. Un conseil de professeurs se réunit pour tenter d’élucider les événements. Beineberg et Reiting parviennent à minimiser leur rôle tandis que Toerless essaie en vain d’expliquer les raisons de sa complicité. Il est jugé trop vulnérable et est rendu à sa famille...
L'avis critique
Pour son premier long métrage, tourné dans un magnifique noir et blanc, comme pour presque tous ses films Volker Schlondorff adapte une oeuvre littéraire. Le cinéaste s'est expliqué sur ce désir de transposer de grands romans au cinéma: << Comme tout le monde, j'ai rêvé d'un cinéma d'auteur, mais j'ai constaté que j'étais plus à l'aise en travaillant sur le texte d'un autre. L'artiste doit refléter ses propres expériences. Il se trouve que la plupart de celles qui m'ont bouleversé ont été des expériences de lecture.>>.
Ici, il s'agit du roman de Robert Musil (1880-1942), largement autobiographique, dans lequel l’homosexualité à une grande place. Schlondorff tournera l’adaptation de deux autres romans dans lesquels l’homosexualité est centrale: "Le coup de grâce" , tourné également en noir et blanc, et "Le roi des aulnes". Il a également adapté « Un amour de Swan » d'après Proust avec Jeremy Irons dans le rôle titre (Pour les proustiens, Il vaut mieux voir l'adaptation du Temps retrouvé par Raul Ruiz) Il semble donc travaillé par le sujet, et paradoxalement, à chaque fois, il s’appliquera à le gommer. Dans ce premier film ont trouve aussi le questionnement sur les racines du mal, thème que le cinéaste reprendra dans ses adaptations du « Tambour » et du « Roi des aulnes ». Le livre de Musil est paru en 1906. Il montre que dès le début du XX ème siècle les germes du nazisme étaient présents dans la société autrichienne, dans ces adolescents jouissant de dominer les plus faibles. En cela le film est typiquement viennois, on y retrouve tous les thèmes chers aux artistes de cette capitale à l'époque où se déroule le récit. Mais Schlondorff ramène le livre de Musil à une fable transparente: Beineberg et Reiting sont les nazis, Basini les juifs et Toerless le peuple allemand lâche spectateur de l’holocauste. Schlondorff met un peu trop en évidence les mécanismes qui conduiront un peuple au nazisme. C'est un constat, on ne comprend pas vraiment la passivité curieuse et la curieuse passivité de Toerless devant ce « bizutage>>.
Les tortures subies par Basini sont montrées comme un mal tout autant que comme un symptôme, une allégorie de ce que deviendra la société allemande, une trentaine d'années plus tard. En gommant l'aspect sensuel de la relation de Toerless avec Basini il ne reste plus pour expliquer l'immobilisme de Toerless qu'une curiosité malsaine de nature purement intellectuelle, philosophique, pour voir comment s’affrontent le bien et le mal en chacun de nous et quel engrenage peut mener les gens à la torture d’un souffre-douleur. C'est un peu trop démonstratif et cela manque recul. Il ne faut pas oublier que Musil a écrit son roman trente ans avant l'arrivée au pouvoir d'Hitler et c'est ce qui fait en partie aujourd'hui sa force mais il est inutile de souligner son aspect prédictif tant il est évident.
Le scénario montre bien l'impunité que s'inventent les supposés surhommes et comment le rapport de domination se nourrit de la soumission pour s'accentuer, plutôt que de s'y dissoudre. En passant sous silence la relation amoureuse qui, dans le roman, existe entre Basini et Toerless, né de la nuit où Basini vient dans le lit de Toerless qui se laisse faire ainsi que le quasi viol de Basini par Beineberg et Reiting, Schlondorff affadit considérablement l’oeuvre de Musil en faisant de Toerless un faible alors que dans le roman ce sont surtout ses rapports homosexuels non assumés avec Basini qui font qu’il est bouleversé d'où le titre mais qu’il n’intervient pas de peur que ceux-ci soient découverts. On peut regretter la froideur du film de Schlondorff qui décrit sans la moindre émotion comment on devient tortionnaire au nom d’une supériorité de caste, comment par lâcheté on laisse faire des horreurs au nom de la liberté. Il démontre sèchement, mais efficacement, combien l’indifférence est coupable.Néanmoins on ne peut qu'être stupéfait à la lecture du roman du don d'anticipation de Musil.
A propos de ce film et en particulier sur l'attitude de Torless, en 2014, Schlondorff déclarait à Michel Ciment: << Ce ne sont pas seulement ces deux petits dictateurs qui se trouvent une victime. Ils ne le font pas par pure perversion à la recherche d'un plaisirmais pour terroriser le reste de la classe en désignant une personne comme étant autre que nous. Cela m'a rappelé le film de Fritz lang où les gangsters, le bas-monde, les voleurs disent qu'il est intolérable qu'un criminel abuse de jeunes enfants, leur mettant ainsi la police aux trousses. Les gangsters doivent l'éliminer pour pouvoir à nouveau dominer leur monde. Dans Torless un personnage est révolté par ce qu'il voit. Mais il est révolté tout en étant intéressé, il ne passe pas à l'acte tout de suite. Il dit qu'il est impossible que des êtres humains se comportent ainsi à l'égard d'un autre. Mais au moment où il veut se révolter, il est trop tard car, en observateur, il est devenu complice.>>.
Dans une lettre à Margarethe Von Trotta datée du 5/12/1974, Marguerite Yourcenar donnait son sentiment sur ce film: << J'ai été sensible à la beauté de la photographie, nette pour ainsi dire classique de ce film et au jeu jamais exagéré, sauf peut être tout à la fin où le jeune Torless tire de cette aventure des conclusions qui ne sont pas nettement indiquées dans l'original... J'ai été aussi frappée par la disparition des scènes homosexuelles, ce sujet étant traité de façon si allusive que le spectateur l'entrevoit à peine... Les rapports intimes entre Basini et le jeune Torless, en particulier, m'ont paru tout à fait passé sous silence, ce qui met une sorte de creux au centre du roman et met plus de vague autour de ce personnage, devenu, pour ainsi dire simple spectateur.>>.
Autre modification du cinéaste allant dans le même sens, celui d'avoir choisi pour interpréter Bassini un garçon pas vraiment beau, on peut y voir une sorte de Peter Lorre adolescent, aux traits clairement sémites, alors que Musil en fait un personnage plus séduisant physiquement.
Par sa banalisation du mal chez des adolescents, Les désarrois de l'élève Toerless se rapproche de films dont l'intrigue se déroule dans le monde contemporain comme "Bully" de Larry Clark ou "Funny games" de Michael Haneke. Par sa description du lieu clos, le pensionnat avec ses rites et ses pervertions ordinaires on pense aussi à "If " (1968) de Lindsay Anderson avec Malcom McDowell, aux "Amitiés particulières" , à "La ville dont le prince est un enfant" et même à "Another Country" de Marek Kanievska. Le parti-pris de Schlöndorff est toutefois radicalement opposé de celui de Marek Kanievska. Dans le roman de Musil, le souffre-douleur Basini est décrit comme mignon, sexuellement attirant. Torless, lui, est un adolescent à la sexualité en plein éveil dans une école non-mixte; il vit une passion torride avec un autre des étudiants. Il n'était pas à mon sens utile de faire dans le film de Basini un juif, ce qu'il n'est pas dans le roman. Ce qui alourdit encore le coté un peu théorique du film.
Les paroles que Törleß prononce devant ses professeurs, avant de quitter l'école, sont édifiantes. Avec la même froideur qui l'animait lorsqu'il voulait pénétrer certains mystères mathématiques, il explique que l'expérience vécue par Basini, ainsi que le comportement de ses persécuteurs, doivent être acceptés, à défaut d'être compris. Le mal existe naturellement chez l'Homme ordinaire, qui a en lui une part d'ombre, comme les nombres complexes ont une partie imaginaire : Quand j'en ai entendu parlé [du vol de Basini], j'ai trouvé ça monstrueux. Je pensais qu'il fallait le livrer à l'autorité. Mais le châtiment m'indifférait. J'avais un autre point de vue sur tout ça. J'étais pris de vertige [...]. Basini était un élève comme les autres. Quelqu'un de tout à fait normal. Soudain, il a connu la chute. J'avais bien sûr déjà réfléchi à l'humiliation, à l'avilissement, mais sans l'avoir jamais vu. Et puis c'est arrivé à Basini. Je devais admettre que cela existe, que l'Homme n'est pas créé bon ou mauvais, mais change perpétuellement. Qu'il est créé par ses actions. Si nous changeons ainsi, si nous pouvons être victime ou bourreau, alors tout est possible. Les pires atrocités sont possibles. Il n'ya pas de mur entre le bien et le mal. Les deux se confondent. Un Homme normal peut faire des choses horribles. La seule question est : comment est-ce possible ? Je n'ai rien dit pour pouvoir observer. Je voulais savoir comment c'est possible. Ce qui se passe quand un être s'humilie ou fait preuve de cruauté. Hier, je pensais que le monde s'écroulerait. Aujourd'hui, je sais que non. Ce qui de loin semble atroce, inconcevable, se produit simplement, tranquillement, naturellement. Et il faut y prendre garde. Voilà ce que j'ai appris.
La beauté des images est frappante. Volker Schlondorff, alors débutant, il n'avait que 26 ans, avait demandé à Louis Malle, dont il a été l’assistant sur plusieurs films de 1960 à 1965 et avec qui il fut ami jusqu'à la mort de ce dernier, de superviser le tournage. Louis Malle déclara qu'il n'avait jamais eu à intervenir...
Si tous les jeunes acteurs sont impeccables, le film révèle surtout un acteur de 15 ans : dans le rôle de Törless, éternel incarnation de la passivité devant le mal et l'injustice, Mathieu Carrière qui est tout bonnement stupéfiant. L'adolescent avait déjà joué enfant dans un seul film. Mathieu Carrière continue aujourd'hui une belle carrière même s'il a disparu depuis quelques années des écrans français où il fut très présent dans les années 70. Dans ce film sa beauté à la fois douce et froide crève l'écran? Barbara Steel est exemplaire en pute expatriée au grand coeur, emploi qui la change de celui de victime sacrificielle dans les films d'horreur italiens.
Le film a été très important pour l'émergence cinématographique de la nouvelle vague allemande des années 70. Ce beau film est l'un de ses représentants majeurs. Il paraît être une des premières réponses convaincantes au Manifeste d’Oberhausen, un appel lancé quatre ans auparavant, le 28 février 1962 par vint-six réalisateurs et critiques allemands au festival du même nom contre un cinéma allemand poussiéreux, engoncé et encore sclérosé par le trauma de la deuxième Guerre Mondiale. Ce manifeste annonçait la naissance d’un renouveau cinéma allemand en ces termes quasi-révolutionnaires : « Le vieux cinéma est mort. Nous croyons en un nouveau cinéma. » Même si « Les désarrois de l’élève Törless » n’a pas encore le radicalisme de certains films de Rainer Werner Fassbinder ou de Werner Herzog qui vont changer le cinéma dans les années 70.
Né dans une famille de médecins, Völker Schlondorff fait ses études en France. Venu en France à l'âge de 15 ans, pour deux mois, afin d'apprendre le français, il s'est senti si bien dans son collège de jésuites à Vannes (Morbihan) qu'il a demandé à ses parents de l'y laisser. Loin de son pays, il va découvrir en même temps la France, l’univers catholique et l’internat. C’est là qu’il va assister à la projection d’un film réalisé par un ancien élève natif de Vannes, Alain Resnais. « Je ne m’attendais pas à l’horreur de ces images. L’effet produit par Nuit et brouillard à l’époque, en 1957, est tout à fait inimaginable aujourd’hui. Lorsque la lumière est revenue dans la salle, j’étais le seul Allemand au milieu d’une centaine de petits Français tournés vers moi. Je revois encore mes camarades et la façon dont ils me posaient la même question, celle que nous continuons à nous poser : Comment cela a-t-il été possible ? ». Le désir de tourner les désarrois de l'élève Toerless est peut être né ce jour là...
Il a passé ses bacs en France, y est resté dix ans et y a fait ses classes de cinéaste. Il devint l'ami de Bertrand Tavernier, depuis qu'ils se côtoyèrent au lycée Henri-IV. La jeunesse française du cinéaste est turbulente; Roger Nimier le provoque en duel ! Après avoir étudié les sciences politiques, il se forme à l'Institut des Hautes Études cinématographiques. Il devient assistant réalisateur de Jean-Pierre Melville,Alain Resnais et Louis Malle de 1960 à 1965. De retour en Allemagne, il est révélé comme réalisateur par 'Les Désarrois de l'élève Törlessen 1966, qui affirme le renouveau du cinéma allemand et est couronné àCannes. Il se partage ensuite entre des films grand public et desfilms plus intimistes qui sont souvent des témoignages politiques : 'Feu de paille' en 1972, 'L' Honneur perdu de Katharina Blum' en 1975, 'Le Coup de grâce' en 1976, adapté de Marguerite Yourcenar, 'LeTambour', adapté du roman de Günter Grass, en 1979, qui obtient la Palme d'Or à Cannes, 'Mort d'un commis voyageur' en 1985, 'The Voyager', adapté du roman de Max Frish, en 1991 et 'Le Roi des aulnes' dont John Malkovitch joue le personnage principal et qui est une adaptation du roman du même nom deMichel Tournier, paru en 1970 et couronné du prix Goncourt. Après 'La Servante écarlate' et d'autres importantes productions, Völker Schlondorff tourne en 2000 dans son pays natal 'Les Trois Vies de Rita Vogt', et va monter les marches de Cannes en 2007 avec son film 'Ulzhan' dont l'acteur principal est Philippe Torreton et qui est présenté en hommage du 60e anniversaire du Festival. Le cinéaste est marié à Margarethe von Trotta. Elle est la scénariste de plusieurs de ses films. Pour en savoir plus surVölker Schlondorff, il suffit de lire ses très intéressantes mémoires,Tambour battant parues aux éditions Flammarion en 2009.
Le film a reçu le Prix de la Critique internationale au Festival de Cannes 1966.
Aux USA le fameux éditeur Criterion a édité le film en dvd.
Nota: Merci à Alain de m'avoir procuré ce film qui fut longtemps invisible.
Ismau20/03/2014 21:56