Tout d'abord, on ne voit qu'un mur composé par plusieurs centaines de petits casiers rouillés et numérotés, au format d'une boite à chaussures, empilés les uns sur les autres.
Après avoir contourné le mur obstacle, le regard du visiteur peut embrasser toute la nef. Il découvre que le sol, divisé en sections égales, est transformé en un vaste champ d'épandage de vieilles hardes.
Il fait un froid intense dans la nef emplie du son d'un coeur géant. Le battement régulier et oppressant est mixé avec les bruits d'engins de chantier.
Aussitôt j'imagine que ces hardes répandues là sont les reliques de vies anonymes brisées. Puis le regard se fixe sur une grande pyramide conique constituée par un entassement de vêtements. A intervalles réguliers, une grue qui ressemble, en beaucoup plus grand, à celles des foires à pinces téléguidées qui permettent de prélever le nounours convoité parmi ses semblables, emporte une pincée de frusques vers la verrière pour les lâcher ensuite. Elles retombent sans grâce sur le tas en une volute vaguement obscène.
L'installation de Boltanski m'a immédiatement rappelé les images des monceaux de corps suppliciés des camps d'extermination que j'ai découvert, alors âgé d'une dizaine d'années, dans un album qui avait pour titre "La guerre de 1939-1945 en mille photographies et qui se sont imprimées pour toujours dans ma mémoire.
En sortant du Grand Palais, la vision de ces vêtements-cadavres se superposait sur le paysage des beaux quartiers qui entourent le lieu d'exposition.
Mais, il n'est pas obligatoire de mettre en branle une telle machinerie pour que naisse l'émotion, pour que le souvenir se perpétue. Un crayon et un méchant bout de papier peuvent suffire, avec son poème Abraham Rosenzweig en dit tout autant que Boltanski et son installation.
Tout habillé, un sac sur l’épaule, une valise à la main,
Me voici dans une ruelle, dans quelque ville de France
Ma mère, à mes côtés, le visage sombre, courbée,
Ses yeux comme des étincelles de feu, pleure en secret
La chambre s’écroule, et nous assis, en solitaire
La ville, devant mes yeux, s’étend désolée, comme un désert
Les Juifs indifférents, avec mépris et sarcasme nous fixent
Se nomment eux-mêmes fils de France, Israélites !
En nous aussi s’est insinué le poison
Nous sommes pris au piège, terrible est notre situation
Ils nous oppriment, sans pitié
Assez de la vie ! De la souffrance, nous en avons assez
Je t’ai trouvé, mon bienfaiteur, comme une rose splendide
Plantée dans un cours d’eau, dans ce pays aride
Où nous reverrons-nous, mon ami ?
À Tel Aviv ou à Jérusalem ?
Ou peut-être même à Antwerpen ?
Peu importe, notre but est Eretz Israël !
Abraham Rosenzweig