David Mitchell a eu bien raison d'écrire son livre de souvenirs sur son enfance, surtout et d'abord parce que c'est un beau livre mais aussi du fait qu'il a rendu son double, Jason Taylor, très sympathique, il met tout lecteur qui a lu « Le fond des forêts » en bonne disposition pour aborder les autres volumes de son oeuvre.
Le fond des forêts (Black Swan Green en version originale) est l'histoire du jeune Jason Taylor, treize ans, qui vit à Black Swan Grenn, dans le quartier le plus bourgeois de ce bourg qui se situe dans le Worcestershire (au centre de l'Angleterre entre Birmingham et Oxford pour vous situer). Il a un bégaiement qu’il a surnommé « le pendu » (c’est dire s’il l’étouffe); il parvient au prix d'immenses efforts, à le dissimuler à presque tous, il est embarassé par son âme de poète qu’il faut à tout prix dissimuler sous peine d’être traité de « tarlouze », il n'est pas le garçon le plus populaire de son l'école, il brise la vénérable montre ancienne de son grand-père, relique familiale que lui a donnée son père, et il y a quelque chose de bizarre et de désagréable entre ses parents qu'il ne veut pas comprendre.
Il n'est pas difficile, malgré le contexte extrêmement anglais (les nombreuses références à la civilisation britannique peuvent déconcerter au début mais ensuite, grâce aux utiles notes en bas de page de l'excellent traducteur qu'est Manuel Berri, elles procurent un exotisme confortable) , de se reconnaître dans Jason, mis à par que vous comme moi, vous n'étiez pas aussi sensible et intelligent que ce garçon, car nos parents avaient aussi des problèmes de couple et s'en prenaient parfois à nous sans raison. Nous nous sommes également chamaillés avec nos frères et nos sœurs. Nous avons été irritable avec nos amis. Nous avons tentés de faire des choses pas très belles pour se rendre populaire auprès des copains... C'est la sincérité des réactions de Jason face à ces situations qui rend l'histoire tellement convaincante. Ce qui fait de Jason un garçon aussi attachant c'est qu'il réagit toujours à la hauteur de ses treize ans tout en étant toujours surprenant pour le lecteur et parfois pour lui même.
David Mitchell a précisément daté son livre. Nous sommes en 1982. Les anglais ont gagné la guerre des Malouines, très présente dans un des chapitres. Margaret Thatcher est au sommet de sa popularité. Cette peinture de l'Angleterre blanche et provinciale de 1982 m'a fait rêver. On y trouvait encore de beaux garçons de quinze ans qui lisaient et admiraient Owen, Brooke et Orwell... Je doute que cela existe encore trente ans plus tard...
« Le fond des forêt » est une belle illustration des bienfaits de la contrainte. En effet si Jason n'avait pas eu ce bégaiement qui l'oblige à être plus spectateur qu'acteur, alors qu'il n'est en rien introverti, à réfléchir au mot qu'il va employer pour ne pas buter dessus et ainsi faire une constante recherche de vocabulaire, il aurait certainement rejoint les barbares poilues comme les appelle sa vieille amie madame de Crommelynck. Jason n'aurait pas écrit de poèmes et David Mitchell, victime du même embarra de langue que Jason ne serait pas l'écrivain qu'il est.
Le chapitre dans lequel madame de Crommelynck dialogue avec Jason et lui tient des propos, qui pour certains lui passent très au dessus de sa tête, même s'il se rend compte de l'importance de cet instant où pour la première fois un adulte s'adresse à lui comme s'il était son égal est un grand moment d'émotion et de littérature.
Madame de Crommelynck, personnage hautement romanesque, en regard de l'esquisse d'intrigue que Mitchell introduit à son propos dans le fond des forêts pourrait bien réapparaitre dans un prochain opus du romancier. Elle le mérite.
Il y a des castes à l'école, de la même façon qu'il y a des castes dans la société indienne. Il y a le brahmane, la plus haute caste, que tout le monde honore. Il y a les intouchables, la caste la plus basse, que tout le monde évite. Et puis, il y a certaines castes dans le milieu dont personne ne se préoccupe vraiment de sauf si vous êtes dans l'une d'elles. La plupart des gens appartiennent à ces obscures castes intermédiaires, habituellement personne ne s'en soucie beaucoup. Il faut remercier David Mitchell d'avoir choisi son héros parmi elle.
Cette peinture extrêmement fine du quotidien d'un collégien dans l'Angleterre profonde, mais déjà investi par les rurbains, avec les brimades sadiques qu'endure Jason de la part de certains de ses camarades m'a choqué. Me souvenant de mes lointains treize ans et de ma scolarité, je n'ai jamais été témoin d'une telle méchanceté gratuite. Est-ce à dire que les petits français sont plus civilisés que les petits anglais? Ou que les garçons du début des années 60 avaient plus d'humanité que ceux du début des années 80? Où encore est-ce le contexte économique et politique, très dure en Angleterre en 1982 qui favorise la cruauté chez les jeunes? Autant de questions dont je ne connais pas les réponses mais que le livre force son lecteur à se poser.
Une autre réflexion qu'amène la description du quotidien de Jason est que celui-ci est plus près de celui des garçons du « Grand Meaulnes », sous l'égide duquel son auteur a placé « Le fond des forêts », que celui d'un pré-adolescent d'aujourd'hui. Il n'y a pas encore d'ordinateur individuel, pas de consoles de jeux, elles n'en sont encore car leur balbutiement et il faut aller dans les salles d'arcade pour jouer et bien sûr pas de téléphones portable et autres intrusions messagières dans le fil des jours, une autre époque vous dis-je...
Si j'ai cité « Le grand Meaulnes » c'est que Mitchell revendique ce parrainage pour son ouvrage. Madame de Crommelynck donne le roman d'Alain Fournier à lire, en français, à Jason. Pourtant on pense plus à cet autre livre contemporain du « Grand Meaulnes » qu'est la guerre des boutons de Pergaud mais une guerre entre enfants beaucoup plus noire et violente que celle décrite par Pergaud, d'une cruauté digne de sa « Majesté des mouches » que Mitchell cite également. Mais il est vrai que tout comme Alain Fournier, Mitchell à l'art d'instiller du fantastique dans les replis des paysages. Il sait retranscrire les histoires que les jeunes garçons se racontent pour « épouvanter » la réalité (parmi les romanciers contemporains, je ne connais que Robert McCammon avec son « Mystère du lac » pour avoir fait aussi bien).
On remarquera que tout comme dans ses deux premiers romans (en fait le premier et le troisième car le deuxième number9dream n'est pas traduit en français, encore un petit effort messieurs dames des éditions de l'Olivier), Mitchell procède pour la construction de son ouvrage par une succession vignettes plus ou moins longues. Les treize chapitres de ce livre de 474 pages sont chacun des petits bijoux de nouvelle qui pourraient se lire indépendamment les unes des autres; visiblement l'auteur a du mal avec les transitions, ce qui nuit à la continuité de son récit; celle-ci, contrairement à ses autres livres, est néanmoins grandement aidée par le choix d'un narrateur unique s'exprimant à la première personne, souvent en des monologues introspectifs d'une grande intelligence, mais cependant, et c'est la grande réussite du livre, toujours crédible pour les treize ans de Jason. L'écrivain a réussit à corriger ce défaut de discontinuité dans son dernier roman, Les mille automnes de Jacob de Zoet . Ce véniel défaut du « fond des forêts » fait que l'on a l'impression que tout ce qui arrive à Jason, sauf les deux derniers chapitres, est simultané, alors que le récit se déroule sur un an.
Au propos de la nature de ses livres, recueils de nouvelles ou romans, David Michell répondait dans une excellente interview (en intégralité: http://seren.dipity.over-blog.fr/article-33254048.html): << Je crois que tous les romans sont faits de nouvelles dont les débuts et les fins se mélangent et se fondent. J'espère que Le Fond des Forêts peut également être lu comme un recueil de nouvelles, et d'ailleurs certains des chapitres ont été publiés en tant que nouvelles pendant que je l'écrivais. Les nouvelles relèvent d'un art plus élevé et plus exigeant que j'espère découvrir en vieillissant et en m'adoucissant.>>.
Avec beaucoup de malice, pour circonvenir l'exercice mémoriel et pour l'inscrire dans la continuité de son oeuvre, alors que "Le fond des forêts" est en rupture avec ses premiers romans, Mitchell introduit un des personnages de « La cartographie des nuages » que l'on retrouve soixante ans plus tard et qui m'a irrésistiblement fait penser à Marguerite Yourcenar, si celle-ci n'avait pas choisi comme thébaïde une ile du Maine mais un ancestral presbytère du Worcestershire... Je ne vous en dirais pas plus sur l'identité de ce revenant pour ne pas déflorer cette jubilatoire surprise.
Dans l'interview, déjà citée préalablement, Mitchell s'explique pour quelle raison, il a entrepris l'écriture de « Fond des forêts »: << J'ai effectué beaucoup de recherches pour Cartographie des Nuages (bien qu'on soit loin des recherches pour le nouveau), alors Le Fond des Forêts fut une sorte de vacance pour moi en termes de recherches. Je voulais également écrire un livre qui m'aide à me comprendre davantage, ce que je n'avais jamais fait avant. Avant Le Fond des Forêts, j'avais évité les personnages pris dans des tourmentes familiales - ils étaient libres, flottants et sans famille, comme les personnages chez Murakami - mais en devenant papa, je me suis intéressé davantage aux situations familiales complexes comme sources d'inspiration pour ma fiction.>>.
Il était de bon ton, avant la mode de l'envahissante auto fiction, de se moquer des auteurs qui écrivaient leurs souvenirs lorsqu'ils étaient encore jeunes, et bien je pense que c'est un tort car si David Mitchell avait attendu son « Fond des forêts aurait perdu en fraicheur.
En outre d'avoir écrit ce merveilleux livre qui m'a procuré tant de plaisir, je suis reconnaissant à David Mitchell d'avoir mis en scène un garçon qui n'aime pas ses parents d'une façon immodérée (il faut dire que ce fut mon cas); cela nous repose de tous ces livres, généralement assez mauvais dans lesquels l'auteur hisse laborieusement son géniteur (curieusement plus souvent que sa génitrice) sur un piédestal qu'il voudrait inexpugnable.
Jason fait parti de ces êtres de papiers dont j'aimerais beaucoup avoir des nouvelles, connaître la suite de son histoire. C'est malheureusement rare de retrouver un personnage dont pourtant vous vous êtes senti si proche le temps d'une lecture, mais avec David Mitchell je ne désespère pas tant il est enclin à faire revivre ses créatures de livre en livre. Je rêve que Jason Taylor devienne l'Antoine Doisnel de David Mitchell.