Avec les boulevards de ceinture, paru en 1972, Modiano a presque trouvé son ton et sa manière. Il a abandonné le ton hussard, directement inspiré de Nimier, qui est la marque de ses deux premiers romans. Il reste cependant du hussard dans la scène des orrions que des philatélistes vindicatifs distribuent sans mesure au père du narrateur. On oublie un peu trop que ce sont « La place de l'étoile » et « La ronde de nuit » deux romans au style bien différents de ceux qui suivront qui ont fait connaître Modiano. Dominique Fernandez, dans "L'express" en 1972, lors de la parution du livre note ce changement de style: << On se demande, avec une certaine inquiétude: Modiano serait-il passé tout à coup au "nouveau roman"? Aurait-il troqué l'imagerie pittoresque de ses premiers livres contre le culte de la méticulosité objective? Mais non. Si le jeune héros de Modiano reste de glace, ce n'est pas faute de coeur ni d'imagination: parler de choses brûlante en feignant d'y demeurer étranger, contempler froidement son père encanaillé, il y a dans cette volonté d'être élégant dans la détresse, un ton qui rappelle étrangement Drieu.>>. L'écriture du boulevard de ceinture est moins sèche, plus moelleuse que celle du romancier d'aujourd'hui, mais tout ce que nous connaissons et aimons de nos jours y est déjà. Si ce troisième roman, chronologiquement dans l'oeuvre de l'écrivain, est une rupture, il nous apparaît surtout aujourd'hui comme une sorte de quintessence de la narration modianesque tant par la manière que par le thème: un jeune homme à la recherche de son père qu'il n'a plus vu depuis une dizaine d'années. Il le retrouvera et l'approchera sans se faire reconnaître par l'intermédiaire d'amis louches de son géniteur, figures pittoresque et décavées très réussies . Tout le long du roman et particulièrement à son début, on ne sait pas à quelle époque nous nous trouvons. On y parle d'avant guerre, mais de laquelle? A la page 50, on porte un toast au président, je subodore alors qu'il s'agit du président Laval et que nous sommes donc pendant l'occupation. De nombreux indices corroborent ensuite cette intuition. Mais les allemands ne seront jamais mentionné contrairement à Alain Laubreaux, mais s'il est cité, le célèbre critique dramatique de « Je suis partout » n'apparait pas, contrairement à d'autres journalistes qui collaborent au journal d'un des interlopes amis du père du narrateur. Ceux-ci sont des journalistes de fiction composés avec différentes figures réelle comme Rebatet, Fontenoy et surtout Brasillach; un éditorialiste, à la fin du roman, fait des avances à peine déguisées au jeune homme, à sa description qu'en fait le romancier, il n'est pas difficile de reconnaître Brasillach. D'autres figures de l'occupation ont également servi à Modiano pour la construction de ses personnages. On peut citer Lesca, Lucien Combelle, Jean Luchaire dont la fille Corinne Luchaire sert de modèle à une des jeunes héroïnes du roman. Muraille et sa fille font beaucoup penser à la famille Luchaire. Quand au speaker hystérique qui clot les programmes radiophonique, ce ne peut être que Jean Hérold-Paquis...
La chronologie et le temps sont constamment brouillée dans « Les boulevards de ceinture ». Si on envisage, d'après les propos désabusés de certains des protagonistes qui songent à la dernière phrase qu'ils diront devant le peloton d'exécution, que la majeure partie du roman, composée des relations du narrateur avec les amis de son père et avec ce dernier, qu'il côtoie incognito, est située en 1943 cela induit que la courte vie commune que le narrateur, immédiatement après l'obtention de son bac, a eu avec son père dix ans auparavant peut elle, être daté du début des années trente, mais ce qui ne nous dit rien de l'époque à laquelle se déroule la première scène du livre où l'on découvre par hasard « une vieille photo au fond d'un tiroir et dont on efface la poussière, doucement.>>. On comprendra plus tard que cette photo a été prise du temps de l'occupation (selon la chronologie la plus vraisemblable du roman si on s'attache à un réalisme historique, ce que l'auteur à mon avis n'engage pas à faire pour donner à sa galerie de portrait une ampleur qu'à trop vouloir les circonscrire dans une époque, elle perdrait.).
On voit que l'humour n'est pas absent de ce roman quand, à propos des mois de vie commune que le jeune héros partage avec son père alors qu'il confectionne pour survivre de fausses dédicaces qu'il fourgue à des bibliophiles crédules Modiano écrit que ce qui causa la fin de ce fructueux commerce fut une dédicace en forme de lettre d'amour d'Abel Bonnard à Henry Bordeaux. Autre dédicace inventé par notre jeune faussaire: « Pour Léon Blum, en témoignage d’admiration. Et si nous déjeunions ensemble ? La vie est si courte… Maurras »
La datation proposée n'est qu'une hypothèse car Modiano est un maitre du flou chronologique. Ainsi lorsque le jeune homme se trouve dans un commissariat de police, devant l'effigie du président de la république qu'il voit au mur, il hésite entre Paul Doumer, Mac Mahon et Lebrun!
A une autre page on parle de rombières fardées qui interprètent le répertoire, qui semble obsolète, de Suzy Solidor. Ne serions nous pas alors au crépuscule de la quatrième république? Mais plus qu'à une période quelconque du vingtième siècle, on a parfois le sentiment d'être dans une Histoire parallèle dans laquelle la troisième république n'en finirait pas de se déliter...
Le flou n'autorise pas l'erreur du détail, elles sont tellement rare chez Modiano que je ne peux m'empêcher de relever celle qui suit. C'est une erreur gastronomique en l'occurrence, le plum Plouvier n'est pas une gauffre à la crème mais un baba au rhum de forme parallélépipédique confit dans un emballage hermétique et individuel de fort papier d'argent.
Une phrase des « boulevards de la ceinture » résume toute la démarche romanesque de Modiano que l'on sent comme condamné à un devoir de mémoire: << C'est mon devoir, à moi qui les ai connu de les sortir – ne fut-ce qu'un instant – de la nuit. C'est mon devoir et c'est aussi pour moi, un véritable besoin. >>, tout le bonheur et la malédiction de Modiano est là.
Le présent du roman est aléatoire et multiple, de même que l'on découvre dans les dernières pages du livre, que le jeune homme n'est peut être pas le narrateur, ce qui est très proustien.