Il ne faudrait pas que le fait que cette histoire se passe en Israel, même si le contexte géographique et politique est important, obnubile le lecteur car cela serait réduire le propos de l’auteure car, au fond elle pourrait se passer n’importe où, les obsessions et les passions faisant écran à la réalité et à la morale n’est pas le propre d’un lieu ni d’une activité.
Fille d’un archéologue israélien qui mit au jour des trésors antiques avant de sombrer dans le grand âge et la démence, Nilli rêve de voir le travail de son père reconnu et célébré. Car c’est un de ses collègues chercheurs qui s'est attribué toute la gloire des découvertes du père de Nilli. Un jour, à la faveur de la cession d’objets rares par un collectionneur véreux, Nilli a une idée : relancer les fouilles entamées par son père pour trouver enfin la fameuse Arche d’Alliance !
Nous sommes donc de nos jours en Israel où plusieurs archéologues sont prêt à tout pour découvrir l’Arche d’alliance. Pour cela ils pensent qu’il faut creuser un tunnel mais d’après leurs déductions la fameuse arche serait en Territoire palestinien de l’autre coté du mur qui sépare les deux communautés. Lors de leurs travaux clandestins, les archéologues israéliens tombent sur une autre équipe de creuseurs mais palestinienne cette fois qui creuse dans le sens inverse pour faire de la contrebande! Les deux tunnels étant creusés en toute illégalité…
Autre difficulté de l’entreprise seul les descendants des prêtres du Temple peuvent toucher l’arche d'alliance. Nos zigotos vont en trouver un. Mais peut être que vous poserez la question mais qu’est-ce q’un prêtre dans la religion juive puisque l’on nous parle toujours que de rabbins. Et bien, Il n’y en a plus dans la religion juive; parce que les « prêtres » officiaient tant qu’il y avait le Temple de Jérusalem (détruit 2 fois). Maintenant les synagogues sont des « maisons de prière » et le rituel a tout à fait changé. Il ne requiert plus de prêtres, ceux-ci étaient dévolus aux sacrements et aux sacrifices qui ne sont plus pratiqués. Aujourd’hui le rabbin dirige la prière, anime la communauté, c’est tout. Il n’a aucun rôle « sacré ». Il n’a pas reçu « l’onction » sacramentelle, comme on le faisait aussi pour les rois à Reims par exemple. Au Temple on sacrifiait des animaux, on faisait des offrandes en nature (pains, vin etc… dont on retrouve les traces dans les liturgies catholique et orthodoxe (pour simplifier). Il y avait des rites très symboliques, les prêtres portaient des costumes particuliers avec pierres précieuses en pectoral; ils subissaient des initiations secrètes etc… Le chandelier à 7 branches (menorah) brûlait. Lui aussi a disparu. A présent il n’est plus utilisé que comme objet de souvenir. Ce qu’il reste c’est un chandelier à 8 branches (on en trouve parfois une neuvième qui sert à allumer les 8 autres bougies) pour la fête de Hanouka qui se situe à peu près vers Noël. On l’appelle Hanoukia.Il faut comprendre que ce qu’on considère chez la plupart des Chrétiens comme « sacré » (générant des sacrements) ne se retrouve ni chez les Juifs, ni chez les Musulmans, et non plus tout à fait chez les Protestants. Le rite chrétien a beaucoup repris symboliquement le rituel du Temple de l’Antiquité.
Après cette petite incise rabbinique je reviens à notre album.Tous les protagonistes de cette histoire qui est d’abord hilarante, émettent tous, sauf le collectionneur d’art qui veut récupérer l’Arche d’Alliance pour sa collection et qui est candidement cynique, de grands principes moraux et politiques alors qu’en fait leurs buts sont tout sauf nobles. Ce sont tous plus ou moins des crapules, que le talent de Rutu Modan parvient à rendre presque tous sympathiques, ou quand ils sont honnêtes ce sont de parfaits et dangereux illuminés. Mon personnage préféré est le collectionneur qui déclare, sans sourciller, que dans le commerce des antiquités on ne peut faire confiance qu’à Daesh! Le jeune archéologue auquel il s’adresse est surpris et lui rétorque qu’il croyait que Daesh détruisait toutes les antiquités; l’autre lui répond que ça, c’est pour la galerie, le gros des pillages il le vende pour acheter des armes… Les nazis ne faisaient pas autrement avec les oeuvres considérées par eux comme dégénérées...
Tunnels est surtout une galerie de portraits de ces zozos haut en couleurs, d’ailleurs dans tout les sens de ce terme car ces personnalités souvent encombrantes sont représentées en de vives couleurs.
L’auteure sait en quelques cases camper une situation et par le décor en dire beaucoup sur un personnage; par exemple l’héroïne principale, Nilli, archéologue, soeur d’archéologue et fille d’archéologue, est aussi une mère célibataire; deux ou trois cases montrent le désordre de l’appartement où elle vit avec son fils. On comprend ainsi qu’elle n’est pas une ménagère exemplaire… L’album a aussi le grand avantage de mettre en scène, non un petit chérubin idéal, mais un enfant, le fils de Nilli, qui est une véritable tête à claque. Ce qui n’empêche pas sa mère et son oncle d’être en extase devant ce petit mâle. On peut y voir une pique contre les célèbres mères juives… L’un des protagonistes de l’histoire découvrant cet affreux Jojo à une expression que je retient: << Cette fois le fruit est tombé loin de l’arbre.>>
Dans le même genre d’idée on voit le père de Nilli atteint de la maladie d’Alzheimer d’emblée on le plaint et puis à la fin du livre, on s’aperçoit qu’il n’était pas meilleur que les autres et qu’il exploitait son adjoint qui maintenant cherche à se venger.
« Le tunnel » est le troisième album de Rutu Modan. Si l’on peut toujours ranger la dessinatrice israélienne parmi les adeptes de la ligne claire, toutefois le dessin du « Tunnel » est différent de celui de ses deux précédents albums. Le trait de la dessinatrice est curieusement devenu plus maladroit, plus caricatural, moins réaliste qu’auparavant. Il est plus proche des dessinateurs flamands de la ligne claire tel que Jos Swarte ou Willy Vandersteen que du trait d’Hergé par exemple (ce qui n'empêche pas que l'on trouve dans "Tunnels" quelques clins d'oeil aux "Cigares du pharaon".). Rutu Modan a peut être voulu ainsi mettre plus de distance par la forme avec ce que le scénario raconte qui sous des dehors comiques met en évidence le fanatisme, l’avidité, l’orgueil et la bêtise des hommes.
Rutu Modan a un processus de fabrication de ses bandes dessinées tout à fait original. Une fois son scénario élaboré, ici après de longues recherches sur le milieu de l’archéologie, elle effectue sa mise en page, son découpage puis dans chaque case elle silhouette grossièrement les protagonistes ce qui équivaut au nemu des mandakas. Ensuite elle fait un casting pour chaque personnage comme si elle allait tourner un film. Une fois qu’elle a trouvé les acteurs qui lui conviennent (A la fin de l’album on peut lire, les noms de chaque acteur en face du nom du personnage qu’il a incarné. C’est identique à un générique de film). Case par case elle fait mettre les acteurs qui s’y trouvent dans la position qu’elle a silhouettée puis elle prend la photo et enfin elle dessinera chaque case d’après les photo prises. Le résultat est à la fois vivant et figé et a une parenté avec le dessin de Jacobs qui lui se servait d’un miroir devant lequel il prenait la pose du personnage qu’il allait dessiner. Avec le Tunnel nous sommes bien dans la continuité de l’Histoire de la ligne claire. Pour une plus grande lisibilité Ratu Modan joue avec la netteté des gros plans et le flou de l’arrière-plan. Le gaufrier est assez sage, le plus souvent la page est découpée en trois bandes qui chacune sont découpée en deux cases.
Bel exploit de Rutu Modan de nous faire rire avec des sujets aussi sérieux dans un aussi joli et pimpant album.