Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Dans les diagonales du temps
24 février 2020

Patience de Daniel Clowes

Patience de Daniel Clowes
Patience de Daniel Clowes

J'ai un peu honte car Daniel Clowes est un auteur relativement célèbre, en 2013 une grande rétrospective lui a été consacrée au musée d'art contemporain de Chicago, sa ville natale. Sa notoriété en outre n'est pas récente, mais avant "Patience", je n'avais rien lu ni vu de lui. Le pitch de l'album est simple:  Dans Patience, Jack Barlow voyage à travers le temps — à l’aide du « jus » transtemporel qu’il subtilise à un nerd — pour essayer de modifier le cours des choses et d’empêcher le meurtre de son épouse dix-sept ans plus tôt. Si l'argument n'est pas compliqué, le traitement l'est beaucoup plus. La lecture de l'album, magnifiquement édité comme presque toujours chez Cornélius demande une grande attention car dans Patience, tout fragment, tout détail joue un rôle exacerbé par le voyage dans le temps, les paradoxes et les temporalités multiples qu’il provoque. Jack Barlow cherche à tout prix à modifier le cours du temps afin de sauver Patience. 

 

Patience de Daniel Clowes

Mais les détails du voyage dans le temps ne sont guère creusés par Clowes ce qui est assez gênant car par exemple on ne sait pas du tout comment Jack survit matériellement dans les différentes époques où il se propulse. Il ne s’appesantit pas non plus sur la description du monde de 2029. Mais en donne tout de même une vision très originale. Ce futur qui n'est pas si lointain, avec un peu de chance et de pugnacité, je le verrais peut-être est assez croquignolet et ressemble plus avec ses formes et ses couleurs flashies à un retour aux seventies. D'ailleurs le visuel des séquences de transport dans le temps du héros sont très psychédéliques. 

De surcroit notre héros est souvent en proie à des pulsions de violence et prend des décisions peu réfléchies. Il est loin d’être un héros modèle. Plusieurs fois il fait des erreurs, au point de se retrouver coincé dans les années 1985, revenant aux années de son enfance. La médiocrité de Jack et Patience deux névrosés peu attachants n'incite pas le lecteur que je suis à rentrer en empathie et en sympathie avec eux. Cela ne s'arrange pas avec les personnages secondaires qui peuvent paraître caricaturaux. Même si je pense que cela est à dessein. Nous retrouvons en effet bien des figures typiques de la pop culture et du pulp: la petite frappe, le bourgeois pervers, le beau-père négligé, le détective privé inutile… Au total un beau défilés de loosers.

 

 

Patience de Daniel Clowes

Le dessin assez raide est très lisible. C'est une version américaine de la ligne claire. On pense au dessin de Burns mais en moins expressif et fouillé que celui de l'auteur de Black hole. Dans une interview dans le n°3 de l'excellente revue KaBoom Clowes définissait ainsi son style graphique: << Je suis à la recherche d'un vide ou d'une absence de style. J'essaie de dessiner avec autant de clarté possible, sans tics stylistiques délibérés (...) je crois que toute la beauté ne peut être validé que si elle naît d'un accident (...) Je sais que mes visages se doivent d'exprimer beaucoup de choses, car le plus important pour moi est d'essayer de les incarner suffisamment pour qu'il persiste une trace d'eux, qu'ils continuent leur vie, dans l'esprit du lecteur en dehors des pages.>>. Les couleurs sont vives, sans être criardes. La composition de pages est originale, passant d’une simplicité classique à un éclatement presque psychédélique.  Le dessinateur ose les gros plans, les pleines pages, les bulles tronquées

 

 

Patience de Daniel Clowes

 

Le genre de la S.F est ici le prétexte pour l'auteur d'aborder quelques thèmes universels tels l’amour le vrai, le poids du temps qui passe ou encore la paternité.

 

Patience de Daniel Clowes

Fin janvier 2017, certains dessins originaux du livre seront accrochés pendant l'exposition consacrée à l'auteur à la célèbre galerie Martel, dans le dixième arrondissement de Paris.

 

Patience de Daniel Clowes

Pour situer l'auteur, une rapide biographie récupérée sur la toile:

Daniel Clowes est né en 1961 à Chicago. Il apprend à lire dans les comics des années 50. Il publie dès 1989 le premier numéro de Eightball, que Chris Ware considère aujourd’hui comme le plus grand comicbook de la fin du XXe siècle. Clowes devient malgé lui, une icône de la contre-culture et du post-modernisme. Sacré “romancier graphique”, Daniel Clowes quitte Chicago pour la Californie. Il dessine pour le très sérieux New York Times Magazine des histoires au sein desquelles cigarettes et obscénités sont bannies par contrat. Son style mélangeant observation clinique du quotidien, dérapages fantastiques et satires grotesques, ont fait de lui le conteur atypique et précis.

 

 

Patience de Daniel Clowes

 

Publicité
Publicité
24 février 2020

Alix Senator, Le hurlement de Cybèle par Julie Gallego

Le dernier Alix Senator : un album à dévorer ! par Julie Gallego

Formidable analyse d'une spécialiste du monde antique sur un site qui est une mine pour ceux qui s'intéresse à l'antiquité grecque et romaine: https://reainfo.hypotheses.org/

Attention cette passionnante analyse dévoile de nombreux éléments de l'intrigue de la série. Je conseille d'en prendre connaissance après avoir lu les albums et ensuite de les relire, en particulier le dernier, à la lumière de cette étude.

 

alix-t5-couverture

 

 

[Attention ! Ce compte rendu dévoilant de nombreux éléments de l’intrigue de la série, mieux vaut le lire après avoir profité des albums !]

Valérie Mangin et Thierry Démarez ont réussi le pari un peu fou d’accrocher à leur série Alix Senator bon nombre de lecteurs de la série patrimoniale Alix, en donnant au héros qui incarne la BD historique antique quelques dizaines d’années de plus, des rides, des cheveux blancs, deux adolescents à surveiller, et en lui faisant endosser une toge blanche de sénateur, certes bien plus propre que son éternelle tunique rouge souvent mise en piètre état au cours de ses aventures (les aléas de la vie de héros de BD d’aventures !). Le scénario de ce dernier tome, paru fin 2016, démontre une nouvelle fois leur connaissance à la fois de la série-mère, de l’Antiquité et de la bonne BD (celle qui comporte un dessin de qualité et un scénario qui non seulement tiennent la route mais emportent le lecteur dans la fiction).

Jacques Martin fait du Romain d’adoption qu’est Alix un voyageur, dans la plupart des tomes de sa série éponyme. Parfois les voyages sont choisis, parfois ils sont contraints. Bien souvent aussi, ils sont liés à une quête de l’identité, pour le héros, pour son ami Enak ou pour des personnages secondaires qui occupent provisoirement le devant de la scène. Valérie Mangin, la scénariste de la série dérivée (mais de nombreuses autres BD aussi), suit ces quelques jalons qui sont au cœur de la série née il y a bientôt 70 ans (l’anniversaire est pour l’an prochain). Ainsi, après un premier tome qui se déroulait à Rome (Les Aigles de sang), l’intrigue continuait en Égypte (Le Dernier Pharaon) et La Conjuration des rapaces concluait ce premier cycle à Rome. Le cycle suivant remet Alix et les jeunes Titus (son fils) et Khephren (le fils d’Enak) sur les routes, d’abord à Sparte puis en Asie Mineure. Car même si Alix a vieilli, comme ses lecteurs, la série dérivée conserve aussi des héros adolescents, l’esprit aventureux des jeunes gens permettant plus aisément de faire avancer l’intrigue (il faut dire qu’Alix est un peu rentré dans le rang depuis que son ami Octave-Auguste dirige Rome et lui a accordé le rang de sénateur…). Cela offre aussi l’avantage de faire découvrir le monde d’Alix aux lecteurs plus jeunes, qui ne connaîtraient pas la série de Martin. Les albums de la série-mère sont quasiment autonomes, à l’exception de quelques histoires où les enjeux du retour d’un personnage secondaire ne sont compréhensibles que par ce que le lecteur sait de ses apparitions précédentes, par exemple Brutus dans Le Tombeau étrusque et Le Spectre de Carthage, Oribal dans Le Tiare d’Oribal et La Tour de Babel. C’est aussi le cas d’Arbacès, dans les premières aventures, cet ennemi juré dont l’implication dans l’intrigue de La Conjuration des rapaces est rejetée non seulement au niveau diégétique par Alix s’adressant à Auguste, mais aussi au niveau métadiégétique par Valérie Mangin, en un clin d’œil au lecteur (eh non ! elle n’a pas cédé à la ficelle scénaristique d’exhumer le méchant de service mais elle a pu s’amuser à « le faire croire »).

La Conjuration des rapaces, Mangin et Démarez, Casterman, 2014, p. 46, case 3Fig. 1 : Alix s’adresse-t-il à Auguste… ou au lecteur ? (La Conjuration des rapaces, Mangin et Démarez, Casterman, 2014, p. 46, case 3). © Éditions Casterman S.A./Démarez, Mangin et Martin.

Dans Alix Senator, les intrigues des tomes sont fortement liées les unes aux autres pour composer un cycle en triptyque, ce qui impose un rythme de publication soutenu (un album par an depuis 2012). Mais les cycles eux-mêmes ne peuvent être lus dans le désordre : la dernière planche du tome 3 nous montre l’alliance entre deux personnages, le jeune Khephren en rébellion à la fois contre le père qui l’a adopté (Alix) et celui qui l’a abandonné (Enak), et Livie, le Vautour à la tête de la conjuration, qui a échoué à se débarrasser de son époux Auguste pour mettre à sa place sur le trône son fils Tibère. L’impératrice procède à une cérémonie sacrée pour maudire Alix, son fils Titus et sa maisonnée, ce qui a l’étonnant effet d’éclairer de bonheur le visage de l’adolescent. À genoux, il déclare sa soumission à Livie (« Je suis ton serviteur : tes ennemis sont mes ennemis. ») et, par cette main posée sur sa tête, comme si elle l’adoubait dans sa quête, elle lui offre en échange une vengeance commune. Khephren reprend sa place auprès d’Alix et de Titus et l’on peut croire que le désir de vengeance et les plans de Livie sont de l’histoire ancienne. Il n’en est rien mais le lecteur ne le découvre, avec surprise, qu’à la dernière planche du tome 4. Quatre cases en flash-back dévoilent un double retournement de situation : Khephren, depuis le début de l’aventure, espionne Alix pour le compte de Livie, avec pour mission de lui ramener un certain livre sibyllin. Ce uolumen, que tous les personnages recherchent, alors que Khephren l’a en réalité en sa possession par hasard depuis la page 11, est donc le rouleau lu constamment par l’adolescent durant l’aventure : il était théoriquement visible aussi du lecteur mais gageons que bien peu d’entre eux y ont vu autre chose, à la première lecture, qu’un détail insignifiant. Khephren ne lisait-il pas déjà passionnément l’Œdipe roi de Sophocle dans le tome 3, un titre hautement symbolique de son conflit avec son père ? Alors pourquoi prêter attention à cette nouvelle lecture ? Parce qu’« on ne voit jamais ce qu’on a sous les yeux », comme Valérie Mangin a la malice de le faire dire à son personnage préféré dans la dernière planche. Mais, ultime rebondissement, le « serviteur » s’émancipe et Khephren décide de ne pas faire parvenir le précieux document à Livie, considérant que sa découverte est un message divin lui confirmant qu’il sera « un jour plus puissant qu’Alix » et que « le secret que le Vautour convoite ne lui est pas destiné. », comme le lui avait annoncé la Pythie de Delphes. C’est donc fort de cette promesse de pouvoir et d’éternité de la « Cybèle d’orichalque », qui clôt le tome 4, que Khephren prend la route pour l’Asie Mineure, dans le tome 5. Et le précieux rouleau l’accompagne dans ce périple ; nous le verrons à nouveau plongé dans son mystérieux contenu dans la dernière aventure.

Les Démons de Sparte, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2015, p. 48, cases 7-8

Le Hurlement de Cybèle, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2016, p. 18, cases 6-7Fig. 2. La quête de puissance et d’éternité de Khephren (Les Démons de Sparte, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2015, p. 48, cases 7-8 et Le Hurlement de Cybèle, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2016, p. 18, cases 6-7). © Éditions Casterman S.A./Démarez, Mangin et Martin.

 

Le lecteur retrouve les lions de Cybèle en ouverture du cinquième tome mais ils n’entourent plus sagement la déesse comme sur leuolumen ; ils ont pris vie sur la planche et, comme dans le titre de l’album, ils hurlent et mettent violemment à mort une jeune femme terrorisée qui tentait de leur échapper dans une forêt de montagne. Elle ne semble pouvoir émettre elle aussi que des cris de bête (la fin de l’intrigue nous apprendra qu’elle a eu la langue coupée). Et les deux spectateurs étranges de cette scène atroce ne manquent pas de se réjouir de l’issue fatale de cette rencontre nocturne. Au cycle des rapaces semble donc avoir succédé celui des fauves. Sans transition, si ce n’est celle du geste physique que va faire le lecteur pour tourner la page, la case suivante semble être un deuxièmeincipit : un lieu et une date sont donnés dans le cartouche narratif qui s’inscrit sur un dessin mettant en scène deux des héros, Titus et Khephren (Pessinonte, à l’été -12, soit quelques semaines au maximum après le tome 4 qui débutait en juillet). C’est un principe d’écriture de la série que l’on retrouve dans les cinq tomes scénarisés par Valérie Mangin. Ainsi, à une scène nocturne violente (sauf dans le tome 2 qui s’ouvre sur une séance houleuse au sénat, de jour), réduite à une seule planche (sauf dans le tome 3 où elle s’étend sur 3 planches), succède une séquence plus longue avec les héros Alix et/ou Titus et Khephren. Grâce à une discussion entre les jeunes gens, le lecteur apprend que les deux personnages qui ont assisté à la dévoration des fauves, ces « drag queens antiques » qui semblaient tout droit sorti(e)s du Satyricon de Fellini ou de leur caricature dans la troisième planche d’Astérix chez les Helvètes, sont des prêtres de Cybèle, des galles ; ils sont eunuques, procédant à leur propre castration, une information qui ne manque pas d’apeurer Titus, qui, en une réaction comique, se protège aussitôt les parties intimes ! C’est pourtant Khephren, que le lecteur a régulièrement aperçu en galante compagnie depuis le tome 1, qui finira émasculé à la fin de l’histoire, officiellement pour avoir pénétré subrepticement dans le sanctuaire de Cybèle… mais aussi pour payer l’affront qu’il a fait subir à ces mêmes prêtres en leur volant leurs habits pendant qu’ils batifolaient avec des prostitué(e)s. Cette castration va accélérer les problèmes d’identité de Khephren dans la série. Il avait déjà un sérieux problème de filiation : orphelin de mère (servante de Cléopâtre, elle meurt avec elle), il est abandonné tout bébé par son père Enak, que tout le monde croit mort, alors qu’il avait choisi plutôt de fuir pour protéger d’Octave le jeune Césarion (cette révélation à la fin du tome 2 rendant furieux l’adolescent délaissé). De plus, Khephren a été adopté par Alix, qui n’est lui-même Romain que par adoption ; il a pour frère adoptif Titus, un enfant qui a pour mère une femme dont la scénariste se plaît pour l’instant à dissimuler l’identité au lecteur. On comprend sa passion pour le personnage oedipien mais puisqu’il rêve de puissance et d’éternité, c’est logiquement Œdipe roi qu’il lisait dans le tome 3 (l’histoire de sa puissance avant la révélation qui le brise), et pas l’étape finale et errante de la vie du héros tragique, comme Œdipe à Colone. Si Enak est peut-être le « prince d’Égypte » dans la série-mère, il est alors logique que son fils lise « le petit prince » en grec ancien, si tel est bien le texte caché par le grec ancien qu’il faut reconnaître dans les quelques mots lisibles Χαῖρε, ἔφη ἡ ἀλώπηξ (« Bonjour, dit le renard », Le Petit Prince, XXI). N’est-il pas d’ailleurs appelé « prince d’Égypte » par un galle croisé dans la rue qui prétend dire l’avenir (p. 14 case 8) ? La série dérivée va-t-elle lui permettre de connaître la destinée qui a été refusée à son père dans la série-mère ? Pour attirer le jeune homme et se faire de l’argent, le prêtre évoque ainsi « l’avenir radieux qui [l’] attend à Alexandrie ». Mais pour Valérie Mangin, le renard, c’est aussi et surtout celui des fables, « le  symbole de la ruse, de celui qui va tromper le héros, le parchemin étant une ruse, un piège du destin tendu à Khephren. » (communication personnelle du 15/01/17).

Depuis le début de l’album, Titus accompagne Khephren pour essayer de le modérer, par peur qu’il ne sombre dans la folie à force de « croi[re] qu’il va devenir quasi divin » (p. 16, case 4), une folie qui semble croissante lorsque l’on observe les traits durs de son visage en gros plan à la case 7 de la p. 18. Cette assurance s’effondrera pour laisser place à la détresse à la case 7 de la dernière planche, lorsqu’il réalise qu’il a « tout perdu pour rien ». Mais le jeune Titus est aussi là à la demande de son père, pour essayer de reprendre à Khephren le livre sibyllin que veut à tout prix Auguste : c’est donc lui qui joue cette fois un double jeu, comme son frère adoptif au tome 4. Le lecteur est toutefois laissé dans l’ignorance de la façon dont Alix et Titus ont appris que c’était Khephren qui possédait le livre disparu. Et cette quête de pouvoir de Khephren, qui le mène sur les pas d’Énée, est un voyage à rebours de celui du héros virgilien : ils partent de Rome pour arriver à Troie, rencontrent une Sibylle (celle de Cumes, prêtresse d’Apollon, pour le prince troyen, celle de Marpessos, prêtresse de Cybèle, pour les adolescents) ; ils passent par la forêt sacrée du mont Ida, « celle dont le bois a servi à Énée pour construire ses bateaux » (p. 8, case 4). Ce type d’information est intégré à la narration première, soit directement par exemple lors d’une discussion entre les adolescents (p. 8) ou lorsqu’un prêtre raconte à la foule massée devant le temple l’histoire de l’hermaphrodite Agdistis, qui, une fois émasculée et devenue Cybèle, tomba amoureuse d’Attis (p. 17-18), soit par le biais du dispositif traditionnel de flash-back courts en sépia (par exemple p. 10-11, pour raconter le lien entre la Grande Déesse, la pierre noire et la guerre de Carthage, avec une alternance entre les cases du récit encadrant et celles du récit encadré).

Le Hurlement de Cybèle, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2016, p. 11, case 5Fig. 3 : Un exemple de flash-back (Le Hurlement de Cybèle, Démarez, Mangin et Martin, Casterman, 2016, p. 11, case 5). © Éditions Casterman S.A./Démarez, Mangin et Martin.

Si l’émasculation de Khephren (p. 34) est tellement osée que le lecteur ne peut s’imaginer que la scénariste ira au bout (si l’on peut dire…) et fera subir ça à son jeune héros, force est de constater qu’il y avait quelques indices. Ainsi lorsque la jeune Camma, à qui Titus veut venir en aide parce qu’elle lui plaît, dit par boutade à Khephren : « Il faut être une femme ou renoncer à sa virilité pour pouvoir prédire l’avenir. Ça te tente, Khephren ? » (p. 11, case 7) ; ou lorsque lui-même grommelle : « Je ne vais quand même pas devoir devenir un galle pour entrer ! » (page 17, case 5). Une situation inimaginable pour le jeune homme qui fréquente déjà régulièrement le lupanar romain des « Tétons de Vénus » et autre établissement du même genre au gré de ses déplacements. Le fait que, par hasard, il se retrouve à Pessinonte dans le même lupanar que les galles et qu’il leur vole leurs vêtements pour se faire passer pour eux, est un indice de plus : à proprement parler, leur habit va « faire » de Khephren un moine… ou plutôt un desservant involontaire de Cybèle. Khephren avait pourtant lui-même dit que « la Grande Mère d’orichalque offrira[it] la puissance et l’éternité à celui qui viendra[it] lui rendre l’hommage approprié dans son temple de Pessinonte ». De fait, l’émasculation de Khephren est bien ce qu’attendait la déesse de ses adorateurs. Une déesse qui n’est plus à Pessinonte après le passage d’Alexandre le Grand, soucieux de se réserver « la puissance et l’éternité » (p. 48, case 3). La case finale des quatre premiers tomes mettait en scène une ouverture sur un rêve de grandeur ; ainsi, aux tomes 1 et 2, un bateau à gauche de la case naviguait vers un horizon espéré plus radieux, symboliquement représenté par les illustrations un peu floues qui se superposaient à droite en arrière-plan, et aux tomes 3 et 4, Khephren était heureux de servir la vengeance de Livie puis d’avoir gardé pour lui le rouleau. Mais nulle scène de ce genre dans la dernière case-bandeau du cinquième album : l’histoire s’arrête sur le désespoir absolu de Khephren, seul, prostré, à terre, la main sur son visage en pleurs. Il rêvait de pouvoir et le lecteur ne voit plus que sa faiblesse puisque même son ombre occupe plus de place que lui dans la case. Il rêvait de puissance et c’est l’impuissance qu’il a découverte. Quant à l’éternité, ce sera peut-être celle promise aux défunts, vu le titre du tome suivant inséré juste sous la case : La Montagne des Morts.

Comme bien souvent désormais dans la BD historique, on trouve dans ce cinquième tome d’Alix Senator un « cahier spécial », très intéressant mais réservé ici à l’édition premium pour des raisons de coût. Plus le nombre de pages augmente, plus le prix, forcément aussi en hausse, entraîne une baisse du total des ventes donc la maison d’édition a accepté un compromis avec l’adjonction de ce cahier historique à un faible tirage parallèle, coûtant quelques euros de plus que l’édition courante. Nous vous recommandons fortement de vous procurer si possible (lorsqu’elle n’est pas épuisée) cette édition « complète » des albums car ces cahiers, dont les textes sont écrits par Valérie Mangin elle-même, sont un élément vraiment complémentaire à la série. Le premier était sur Auguste, le deuxième sur l’Égypte à la même époque, le troisième sur la famille impériale, le quatrième sur la Grèce et le cinquième sur les cultes orientaux. Le cahier historique du tome 5 comporte trois parties (Cybèle, Isis et Dionysos) ; comme dans tous les cahiers, certains titres sont en latin. La démarche pédagogique de Valérie Mangin ne s’arrête pas là puisqu’elle offre sur son site http://www.alixsenator.com de nombreuses ressources, qui ne peuvent prendre place dans le cadre restreint des cahiers historiques. Ce site correspond à une sorte de base de données dont une partie est à son propre usage et reste cachée au public, afin d’y stocker des informations sur les personnages fictionnels déjà présents chez Martin, ou sur ceux qu’elle a ajoutés, ou encore bien évidemment sur les personnages historiques réels, pour éviter au maximum toute incohérence historique ; son mari Denis Bajram, également auteur de BD, étant très doué en informatique, ils ont pu concevoir ensemble un site qui soit à la fois un outil et une vitrine. Et le lecteur qui souhaite en savoir plus peut aussi avoir accès à des fiches visibles à la rédaction aboutie, soigneusement classées dans ce que Valérie Mangin, ancienne chartiste, a voulu comme une encyclopédie, avec notamment son lexique, la liste des personnages, une chronologie antique (de la fondation de Rome à la chute de Constantinople), mais aussi une carte interactive des lieux parcourus par les héros d’Alix Senator (avec une distinction entre les provinces romaines, les villes, les ensembles architecturaux et les bâtiments, et les rubriques « présentation », « histoire », « géographie », aujourd’hui »). Pour le tome qui nous intéresse ici, on a donc les entrées Asie Mineure,DelphesPessinontele sanctuaire archaïque de Cybèle et le temple de Cybèle). La dernière partie du site comporte une liste d’affirmations, signalées comme vraies ou fausses ou « on ne sait pas », concernant le domaine de l’histoire antique ; elles s’appuient sur chaque album de la série ; ainsi, pour le tome 5, on peut lire de courts textes sur le vœu de chasteté des galles, les montagnes d’Asie Mineure infestées de lion, l’architecture du temple de Cybèle, l’origine de la déesse, l’ancienneté de son culte et sa présence à Rome, l’orichalque, Alexandre le Grand, Attis, les sacrifices humains). Une photographie est parfois ajoutée sous la case de BD qui illustre l’affirmation, telle cette représentation de Cybèle, afin d’indiquer la source archéologique qui a servi de modèle au dessinateur. Ce sont autant d’informations données pour comprendre comment l’intrigue de la série naît de la rencontre à la fois rigoureuse et inspirée entre la fiction et l’Histoire. Il faut donc signaler la rigueur et la richesse de ce site offert au public et constamment mis à jour.

Quelques liens complémentaires :

  • le compte rendu de la venue de Valérie Mangin à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour en 2016, dans le cadre d’une Master class, disponible sur le site Alixmag’ ;
  • l’interview récente de Valérie Mangin faite par Martine Quinot-Muracciole pour l’émission Antiquissimo.

Julie Gallego

Maître de conférences en langue et littérature latines, Université de Pau et des Pays de l’Adour

 

19 février 2020

LES AVENTURES D'HERGÉ DE BOCQUET, FROMENTAL, STANISLAS

 
 
 
Depuis quelques années, en France et en Belgique, le succès bien mérité des bandes dessinées créées par Hergé , Jijé , Jacobs ,Morris et Franquin , stars au firmament de la B.D franco-belge, a contribué à leur mythologie. Il s'est ajouté une sorte "d'adoration sacrée" à l'intérêt de leurs lecteurs historiques, ceux qui sont assez vieux pour se souvenir avec quelle impatience on attendait la parution d'un nouvel album de Tintin. Je me souviens encore de la fébrile attente de la venue de ma tante qui le soir même de la sortie de ce nouvel opus devait m'apporter l'objet tant convoité. Pensons au merchandising lié à leurs héros et aux symboles contenus dans leurs récits qui est devenus de véritables marqueurs visibles partout dans les pays francophones: la fusée à carreaux rouges et blancs de Tintin , la marque jaune de Blake et Mortimer ou le chapeau de Spirou. Et que dire de l’atmosphère "curiale" qui règne dans le Musée Hergé à Louvain-le-Neuve?
 
 
 
Des fleuves de mots ont été écrits sur ces grands artistes du neuvième art. Les rayons des librairies ont été envahis par des biographies (pour Hergé, celle d'Assouline est très bien), des essais, des recherches et des rééditions de leurs œuvres. Dans la liste, il ne manquait plus qu'une chose, que leurs biographies paraissent en B.D, ce qui auparavant était habituellement réservé aux grandes figures historico-religieuses. Ce pan de la production de la bande dessinée est d'ailleurs dans une production exponentielle, mais force de constater que la qualité est rarement au rendez vous.  Maintenant, cet objectif a également été atteint. Les maitres de la B.D franco-belge, du moins certains, ont leur vie transcrite en cases et bulles... Il est à noter que parallèlement au Japon de nombreux mangas prennent pour héros principal un mangaka. Phénomène auquel il faut ajouter quelques belles autobiographie de grands dessinateurs. Autrement il n'y a guère que Tézuka à être pris comme sujet par un de ses confrères. 
 
 
 
 
 
En 1999, les éditions Reporter publiaient un volume de 56 pages*,Les Aventures d'Hergé de José-Louis Bocquet et Jean-Luc Fromental, tous deux déjà scénaristes de B.D. (le premier chez Dupuis , le second chez Denoël Graphic) et fans de l'univers de Tintin. Au dessin c'est Stanislas Barthelémy, dit Stanislas qui s'y est collé. Stanislas est également un fan du reporter en culotte de golf. En 2007, une version augmentée de 64 pages a été publiée, tandis qu'en 2011, une troisième édition de 72 pages est parue chez Dargaud , toutes avec des couvertures différentes.
  
 
 
Il faut voir cet album comme un hommage au créateur de Tintin. C'est plus une évocation d'Hergé qu'une véritable biographie. Elle procède par tableaux successifs qui respectent l'ordre chronologique des principaux événements de la vie controversée d'Hergé. Le récit est fort elliptique avec parfois une dizaines d'années qui séparent deux séquences. Bien que présentant de nombreuses anecdotes, les sujets trop polémiques sont écartés ou adoucis même s'il est fait mention de sa faiblesse pour les jeunes femmes et de sa consommation d'alcool en revanche n'est nullement fait mention de son implication présumée dans la période de l'occupation nazi de la Belgique.


 

 
L'histoire montre bien les moments où d'importants protagonistes de la BD belge l'ont aidé dans la création de l'univers de Tintin: Edgar P. Jacobs, Jacques Martin, Bob De Moor, Jacques Van Melkebeke, Raymond Leblanc. Apports qu'Hergé de son vivant n'a cessé de minorer (c'est un euphémisme). Il reste que Jacques Martin est assez méconnaissable et que son rôle, important dans les derniers albums de Tintin est à peine suggéré. L'album donne au seul Bob de Moor l'importance qu'il mérite dans l'oeuvre d'Hergé. 


 
 
 
Le dessin de Stanislas est très présent. Il a réussi à rendre un double hommage à Hergé et à la ligne claire tout en ne singeant pas le style du maitre. Le dessin de Stanislas est plus anguleux que celui d'Hergé. Les tintinologues peuvent trouver de nombreuses citations tirées des aventures de Tintin et les amoureux de Bruxelles dont je suis seront heureux de retrouver les lieux qu'ils chérissent.

* C'est cette édition que je possède et à laquelle se rapporte ce billet/
18 février 2020

LE TESTAMENT DE WILLIAM S., UNE AVENTURE DE BLAKE ET MORTIMER PAR YVES SENTE ET ANDRÉ JUILLARD

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard

 

Le testament de William S. est le 24ème titre des aventures de Blake et Mortimer (11 du vivant de Jacobs et 13 par différents repreneurs, dont 6 par le duo Sente/Juillard) les voit se pencher sur l’énigme identitaire liée à William Shakespeare, disparu il y a tout juste 400 ans. Sans trahir le scénario on peut dire que Shakespeare (et son œuvre) est l’objet de toutes les convoitises, et l’histoire prend des allures de chasse au trésor, au cours de laquelle on retrouve avec plaisir le sens du suspense qu’affectionnait Jacobs. Entre Angleterre et Italie, Mortimer et Elizabeth, la fille de Sarah Summertown (dont on avait fait connaissance dans " Les Sarcophages du 6e Continent "), résolvent des énigmes plus ardues les unes que les autres. Pendant ce temps Blake doit faire face à bande organisée de jeunes voyous terrorise Hyde Park. On se doute bien que tous ces évènements sont liés. C’est une course contre la montre qui s’engage au fil d’énigmes tendues depuis des siècles…

J'avais lu, comme beaucoup, la prépublication de ce 24ème opus dans le "Figaro Magazine" cet été. J'avoue que la lecture de cette histoire m'avait déçue. Il faut dire qu'elle succédait au "Bâton de Plutarque", belle préquel du "secret de l'Espadon", signée des mêmes Juillard et Sente. La lecture de l'album m'a fait réévaluer la chose. Le soin avec lequel l'ensemble est réalisé apparait beaucoup mieux dans ce volume bien imprimé. Il reste néanmoins que l'intrigue des teddys (référence aux affrontements qui ont réellement eu lieu entre gangs à Nothing Hill en 1958)*, du coté anglais est bien légère et vite éventée.

Je crains que ce dernier album, qui devrait être le dernier dessiné par Juillard déçoive un peu les fans de la première heure de nos deux gentlemen car il s'écarte un peu des canons jacobsien. En effet dans un Blake et Mortimer dont Jacobs était le seul créateur, dès les premières planches, le lecteur est dans l’histoire et sait à quel thème il va avoir droit : historique, science-fiction, policier… Blake et Mortimer enquêtent, sauvent le Monde, se heurtent à Olrik avant de prendre le dessus. Le scénario est soutenu, il n’y a pas de superflu. L’histoire monte en intensité au fil des pages… et dans les dernières pages, le dénouement final. Dans, "Le testament de William S", il n’y a rien de tout cela. Blake et Mortimer ne sauvent plus le Monde, ils vont tranquillement au théâtre ! Il n’y a jamais la sensation d’aventure. Dès qu’ils peuvent, ils sont assis autour d’une table ou dans une voiture. Il n'en reste pas moins que Venise est représenté avec beaucoup de soin et d'exactitude, comme on peut le voir ci-dessous.

 

Image
La gare Santa Lucia est une construction moderne de 1954

Image

Ils sont accueillis par Salman , ce majordome si particulier , qui va les conduire au Palais du marquis Da Spiri , dans un magnifique Riva .

A propos de Salman, ses lecture sont très "professionnelles mais habituellement les aventures de Jeeves font plus sourire que cela! Cette lecture est très "raccord" puisque Jeeves cite souvent Shakespeare qu'il appelle le poète...

BM24-testament_William_S-Salman lisant Jeeves.jpg

Image


Image



Image
Avant de quitter la gare et avant le demi tour pour remonter le Grand Canal , admirons les marches de l'église San Siméone Piccolo.

Image

Image

Image
Image

BM24-testament_William_S- Venise 2 1.jpg

 

BM24-testament_William_S- Venise 2 2.jpg

 

BM24-testament_William_S- Venise 2 3.jpg

Le scénariste Yves Sente a pris comme thème « Shakespeare », et il a écrit son histoire autour de cela. Le seul instant, où Blake et Mortimer courent, c’est parce qu’ils sont en retard pour la représentation théâtrale. Yves Sente fait une histoire chronométrée… Mortimer et la fille Sarah Summertown  font une course contre le Temps… de la ville natale de Shakespeare à Vérone, et retour juste dans le délai imparti.

 


 

En revanche le choix de centrer l'intrigue sur le mystère littéraire qu'est la vie de Shakespeare est une bonne idée. Comme le confie Yves Sente c'est un personnage historique qui intrigue toujours: << Shakespeare est encore un personnage emblématique pour les anglais de 2016. C'est la personne qui les représente le mieux, plus encore que la reine Elisabeth II, les Beatles ou James Bond. Comme il y a très peu de sources, qu'il a laissé peu de choses de lui, et même qu'entre 1585 et 1592, il disparaît: c'est le bonheur du scénariste. Mais le plaisir de l'écriture, quand on joue avec l'Histoire, c'est de respecter ce que l'on sait, pas de la transformer... Dans les 150 dernières années, les historiens ont attribué la paternité de Shakespeare à 80 personnalités. Faire la 81 ème n'a pas d'intérêt. Il faut essayer une piste différente...>>.  

 

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard

Petit rappel sur ce que l'on pourrait appeler l'affaire Shakespeare: Shakespeare est né en 1564 et est mort en 1616, Shakespeare aura écrit 37 œuvres dramatiques, dont « Le Songe d’une nuit d’été » (1595), « Le Marchand de Venise » (1597), « Roméo et Juliette » (1598), « Hamlet » (vers 1600) et « Othello » (1604). Si les documents officiels prouvent qu’un certain William Shakespeare a bel et bien vécu à Stratford-upon-Avon et à Londres, une polémique passionnée naît très vite sur l’identité du dramaturge. La question est posée par des personnalités prestigieuses (Walt Whitman, Mark Twain, Henry James ou Sigmund Freud) : tous doutent que le citoyen de Stratford nommé « William Shaksper » ou « Shakspere », homme de peu d’éducation, ait réellement composé les œuvres qui lui étaient attribuées, en particulier des textes aussi denses et référentiels. A l’inverse, à la même période, un poète et écrivain talentueux comme Edward de Vere (17ème comte d’Oxford) aurait pu collaborer avec un prête-nom et écrire une bonne partie de ces textes. Ce sont les tenant de cette théorie qui sont les méchant du "Testament de William S. Ils sont menés par un descendant d'Edward de Vere. Il faut préciser qu’à l’époque élisabéthaine, les collaborations entre dramaturges étaient fréquentes. 

 

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard

 

Mais le parti pris de développer un pan de la vie de William Shakespeare sous forme de flash-back, fait que nos héros passent en arrière plan. Je n'ai pas compté les cases mais il me semble que jamais dans une de leurs aventures,Blake et Mortimer auront été aussi absents d'un album !
Et que dire d'Olrik qui semble de plus en plus encombrer les scénaristes repreneurs des aventures de Blake et Mortimer? Ce que confirme Yve Sente: << L'absence d'Olrik est une contrainte volontaire que je m'impose. Je trouve que c'est un personnage embarrassant. Déjà Edgar P. Jacobs avait tenté de s'en débarrasser dans "Le piège diabolique, mais les lecteurs lui avait reproché, et il avait été prié par l'éditeur de le remettre dans le récit. Si dans une série d'aventure le "méchant" est toujours le même avec le temps, il se ridiculise.>>. Dans "Le testament de William S. Olrik est relégué dans un rôle de chef de Maffia téléguidant des opérations douteuses du fonds de sa cellule! On ne le reconnait pas, tout comme on ne reconnait pas Sharkey, qui semble avoir subi une cure d'amaigrissement.

 

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard
Crayonné et visuel finalisé pour la version spéciale Leclerc

Crayonné et visuel finalisé pour la version spéciale Leclerc

Le testament de William S. est un récit très précisément situé dans le temps. L'aventure se déroule sur trois jours, les 28, 29, 30 aout 1958. Les auteurs se sont donc infligé une sérieuse contrainte avec laquelle, ils ont joué à moins qu'elle les ait piégée. Elle incite en-tout-cas à la vigilance le lecteur pointilleux que je suis. Cette demande à l'attention est une bonne chose pour un album dont la qualité, il me semble réside surtout dans les détails (comme la couverture du Life que lis le marquis...) .

Sans titre.jpg

 

 

Ainsi dès la page 10 avec la présentation des invités à Venise, du marquis Stefano Da Spiri, chez qui tout commence, mon attention est alerté par la tenue que porte Peggy Newgold, clone de Peggy Guggenheim avec un zeste de  Gertrude Stein par son côté garçon manqué et le fait que Peggy Newgold soit brune et ronde (il me semble qu'en regard du rôle joué par cette dame dans l'histoire, il aurait été plus simple et plus intéressant de mettre en scène la véritable Peggy Guggenheim). La dame arbore une robe qui fait beaucoup penser à la robe Mondrian, signée Yves Saint Laurent. Or cette robe a été présentée lors de la collection haute couture automne-hiver 1965. La tenue de Peggy Newgold en aout 1958 dénote chez cette dame un incontestable avant-gardisme que ne démente pas les oeuvres oeuvres d'art qui parsème sa demeure que nous découvrons quelques pages plus loin... On peut y reconnaitre des oeuvres de Picasso, Dubuffet, Giacometti...

 

Image

 

Autres éléments qui datent une bande-dessinée, les automobiles. Dans "Le testament de William S., il y en a presque autant que dans un album de Michel Vaillant. Cela commence avec la Jaguar SS Airlane Sedan datant de 1935 du peu recommandable grand maitre du Temple de la loge d'Oxford. Ensuite nous avons droit au traditionnel, taxi londonien, presque un personnage à part entière dans la saga Blake et Mortimer mais avec le véhicule suivant, une Ford anglaise Zéphir ou une Ford américaine (?),comme il est dit dans une bulle. Il semblerait que ce soit la même Ford que dans SOS météores, amusant clin d'oeil**. Ceci dit mon détecteur d'anachronismes a été réveillé! Car cette automobile m'a paru un peu trop moderne pour 1958 et aussi un peu fantaisiste même si elle ressemble beaucoup à des modèles existants.

Mais là où mon détecteur d'anachronismes s'est mis à hurler c'est quand au détour d'une case censée représenter Londres en 1858 j'ai reconnu la Bridge Tower alors que celle-ci a été construite 30 ans plus tard! Il a également sérieusement teinté en découvrant, en 1958, je le rappelle la présence d'une photocopieuse dans le palais du marquis!

 

novembre 2016

novembre 2016

la planche où l'on voit la robe à la manière d'Yves Saint Laurent et même le capitaine Hadock!

la planche où l'on voit la robe à la manière d'Yves Saint Laurent et même le capitaine Hadock!

La robe Mondrian d'Yves Saint-Laurent

La robe Mondrian d'Yves Saint-Laurent

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard
la Jaguar SS Airlane de la même couleur que celle du  grand maitre du Temple de la loge d'Oxford

la Jaguar SS Airlane de la même couleur que celle du grand maitre du Temple de la loge d'Oxford

L'audace historique n'est pas la seule dans cet aibum, il faudrait parler de l'audace sexuelle! La relation d’amitié très forte et ambiguë que noue Shakespeare avec un autre homme, qualifiée de «fort peu conventionnelle», fait directement écho à celle de Blake et Mortimer, ces éternels colocataires. Sans oublier, à trois cent cinquante ans d’écart, l’apparition à chaque fois d’une femme pour que le couple devienne "trouple"...

Autre audace la représentation d’une femme en couverture. Ce qui aurait été inimaginable du temps de Jacobs! Paru en mars 2008, « Le Sanctuaire du Gondwana » osait déjà présenter Mortimer aux côtés d’une femme en pleine brousse africaine. Les auteurs réintroduisaient alors le personnage secondaire de Sarah Summertown (découverte dans le 1er tome des « Sarcophages du 6ème continent » en 2003 ; opus16 des aventures de nos deux gentlemen), une romancière et archéologue devenue le grand amour de jeunesse du professeur Mortimer. Le lecteur perspicace (en l'occurrence cette fois plus que le professeur) et un tantinet observateur en apprendra un peu plus dans cet album sur la vie privée de Mortimer. Sente et Juillard ne cachent pas que l’éditeur a apposé son veto à ce que le récit soit plus explicite sur le sujet, contrairement à leurs intentions... 

 

Visuel finalisé pour l'édition spéciale Fnac

Visuel finalisé pour l'édition spéciale Fnac

 

Les découpages sont dynamiques, les décors et les jeux de lumière soignés. Les récitatifs sont toujours aussi nombreux. Pour alléger leur présence dans la planche, les bulles qui sont d'ailleurs rectangulaires ont des fond de couleurs différentes. La coloriste, Madeleine Demille, a fait un beau travail, respectant la palette jacobsienne, pas de tons criards mais des couleurs subtiles et denses. On peut juste s'étonner de son goût pour le vieux rose dont elle teinte certains récitatif et surtout l'Austin d'Elizabeth. Le scénario d’Yves Sente renoue habilement avec la gentry britannique que l'on avait déjà côtoyée dans le serment des cinq lords. Dans le testament de William S. Il n’est question que de lord, conte et marquis, de généalogie, d’ancêtres et d’honneur. Cela fait plaisir d'être dans le meilleur monde... 

 

Couverture et extrait du dossier de presse pour le tome 24

Couverture et extrait du dossier de presse pour le tome 24

La série « Blake et Mortimer » figure parmi les best-sellers de la bande-dessinée et même parmi les best-sellers tout court depuis plus d’une décennie. En 2008, « Le Sanctuaire du Gondwana » (tome 18), tiré à 600 000 exemplaires, s’écoulera en France à 266 600 exemplaires (chiffre à multiplier par 1,4 pour le rajout des ventes Belgique/Suisse). En 2012, "Le serment des 5 lords" (tome 21) est le titre le plus vendu de l’année avec 250 000 ventes. Idem en 2013 avec "L'onde septimus" (235 500 exemplaires) et en 2015 avec "Le bâton de Plutarque" (tome 23, édité à 500 000 exemplaires francophones et 40 000 exemplaires néerlandais), écoulé à 232 000 exemplaires dès le début 2015. Avec un sujet aussi ambitieux et passionnant que le cas Shakespeare, Yves Sente vise certainement juste dès le départ, au profit d’un scénario au parfum so british digne du précédent des « 5 Lords ». Le tirage de l'album " Le testament de William S." est tiré à 500 000 exemplaires. Il est décliné en quatre versions différentes (classique, strips, éditions spéciales Fnac et Leclerc), André Juillard aura concocté autant de visuels de couvertures intrigants. Fidèles à la conception jacobsienne, ces visuels figent un instant clé du récit.

Le testament de William S., une aventure de Blake et Mortimer par Yves Sente et André Juillard

 

 

18 février 2020

Le coup de Prague de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental

Le coup de Prague de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental

Jusqu'à récemment je doutais qu'un écrivain britannique puisse être un bon héros d'une oeuvre de fiction. J'avais été navré de la médiocrité des livres qui mettaient en scène Oscar Wilde avec cette idée totalement incongrue d'en faire un double de Sherlock Holmes et je n'avais pas tout à fait été convaincu, contrairement à l'habitude, par "Le mariage de Kipling" dans lequel François Rivière transforme l'auteur du "Livre de la jungle" en personnage de fiction; et puis, coup sur coup sont parus deux très bons ouvrages. D'abord "Les pièges de l'exil" de Philip Kerr, dont je vous parlerai sans trop tarder, et dont un des personnages principaux est Somerset Maugham et ce "Coup de Prague" qui est le sujet de ce billet et a pour héros Graham Greene (1904-1991) écrivain dont j'ai lu un grand nombre de romans, principalement lorsque j'étais adolescent. Il faut dire que Graham Greene est  un bon client pour un auteur en quête de romanesque. Sa personnalité était pour le moins atypique même dans les lettres anglaises où l'extravagance est de mise;  Catholique, il déclarait: << Vous n’avez pas idée de ce que je serais si je n’avais pas la religion. Sans l’assistance divine, je mériterais à peine le nom d’humain >>. Il fut incapable de quitter sa femme qu’il trompait avec une belle régularité. Mais il réussit à se faire excommunier ! Graham Greene fut aussi agent secret, grand voyageur, notoirement alcoolique, coureur de femmes, probablement homosexuel à temps perdu et surtout, un fabuleux auteur de thrillers sans oublier sa proximité avec les espions de Cambridge. Cité pendant des années comme probable prix Nobel de littérature, il ne l'a jamais obtenu (c'était un peu le Murakami des années 70-80). Peut-être que la diversité de ses "talents" ne l'a pas aidé auprès du puritain jury suédois... 

 

Dans un café viennois, Graham Greene questionne Elizabeth Montagu sur le réseau d’espions américains. 
DR

Dans un café viennois, Graham Greene questionne Elizabeth Montagu sur le réseau d’espions américains. DR

 

"Le coup de Prague" est basé sur l'un des nombreux épisodes aventureux de la vie de Graham Greene personnage très complexe comme le sont les autres protagoniste de cette histoire comme le dit très bien son scénariste: << C’est une histoire d’espionnage truquée jusqu’à son titre, puisque les deux tiers du livre se déroulent à Vienne et que le terme << "Coup de Prague" (…) désigne la révolution qui fit basculer la Tchécoslovaquie dans le giron soviétique en 1948. C’est le moment-clé où se déroule le récit: cette «semaine perdue» de Greene, qui, après quinze jours à Vienne pour le repérage de son film, se rend à Prague en toute discrétion sans qu’on sache vraiment ce qu’il va y faire.>>

Ce roman graphique est une sorte de making-off du fameux film que Carol Reed réalisa en 1949, "Le troisième homme" dont Graham Greene a écrit le scénario. Le livre, contrairement à ce que peut laisser penser le titre, se déroule presque exclusivement à Vienne au cœur du rude hiver de 1948. L'écrivain se rend dans la capitale de l'Autriche, qui comme Berlin est  alors divisée en quatre secteurs, tenus chacun par l'un des alliés, sous le prétexte d'étoffer son scénario. Nous allons ainsi suivre la genèse du « Troisième Homme » qui sera très périlleuse pour son scénariste. On devine dès les premières pages que la littérature et le cinéma ne sont pas les seuls raisons qu'a l'écrivain de venir à Vienne.

Le scénariste de ce roman graphique est Jean-Luc Fromental qui est aussi éditeur chez Denoël Graphic sera le coscénariste avec Jean-Louis Bocquet d’un prochain « Blake et Mortimer » qui sera dessiné par Antoine Aubin. Si l'on en juge par la qualité de cet album, on salive à l'avance pour ce qui devrait sortir de ce brillant attelage. Avec "Le coup de Prague", Le scénario de Jean-Luc Fromental nous emmène dans une Vienne qui en 1948 est un véritable nid d'espions au moment où la guerre froide, larvée depuis déjà plusieurs mois, va véritablement éclater avec la prise de pouvoir par les communistes à Prague. Nous sommes entre Eric Ambler et John Le carré. La bonne idée du scénariste est de nous faire raconter cette histoire par la belle jeune femme qui doit chaperonner l'écrivain dans une ville où chaque sortie peut être fatale. Il s'agit d'Elizabeth Montaigu, une ancienne actrice ayant travaillé pour les services secrets américains pendant la guerre, personnage réel que je ne connaissais pas. 

 

Graham Greene et Elizabeth Montagu dans Le Coup de PragueGraham Greene et Elizabeth Montagu dans Le Coup de Prague © Jean-Luc Fromental et Miles Hyman/ Collection Aire Libre chez Dupuis
 

Depuis la fin de la guerre,la dame travaille pour la London Films, la compagnie du réalisateur et producteur Alexander Korda qui lui aussi émarge aux services secrets britanniques (ce que je ne savais pas; est-ce une invention?) mais apparemment pas tout à fait dans la même obédience que Graham Green. Comme celui-ci vient d’engager Graham Greene pour écrire le scénario d’un film se déroulant à Vienne, Elizabeth est chargée par son employeur de guider le romancier anglais dans la ville, afin de lui permettre de trouver l’inspiration pour son histoire.

 

Détail d'une planche du "Coup de Prague" avec la roue viennoise dans laquelle est jouée un fameuse scène du Troisième homme avec Orson Welles et James CottenDétail d'une planche du "Coup de Prague" avec la roue viennoise dans laquelle est jouée un fameuse scène du Troisième homme avec Orson Welles et James Cotten © Jean-Luc Fromental et Miles Hyman/ Collection Aire Libre chez Dupuis

 

Le scénario du coup de Prague est plus complexe que celui du "Troisième homme". Il demande au lecteur une grande attention pour comprendre les péripéties de cette aventure où s'affronte les soviétiques et les occidentaux qui sont loin de marcher tous la main dans la main; à quoi il faut ajouter trafiquants de toutes sortes et anciens nazis désireux d'être exfiltrés vers l'Amérique du sud. Les multiples rebondissements de cette histoire tient sur 96 pages riches et denses et c'est un tour de force d'autant que les décors ne sont jamais oubliés. 

 

Le coup de Prague de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental

Le style de Miles Hyman est immédiatement reconnaissable. Chaque case est un tableau qui semble avoir été exécuté à la craie grasse. Leur esthétique font plus penser aux tableaux d'Edward Hooper qu'a celle d'autres bandes dessinées. Je ne connaissais de Miles Hyman avant cet album que son adaptation du" Dahlia noir " d'Elroy et son art-book "Drawings" sorti en 2015.

Le coup de Prague de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental

Les éditions Dupuis ont, en outre, eu l’intelligence de présenter à la fin de la bande dessinée, un dossier, signé Jean-Luc Fromental, consacré aux principaux protagonistes de l’histoire, ce qui aide à la compréhension de cette intrigue passionnante mais touffue et donne envie de revoir le film de Carol Reed, "le Troisième homme ". Ce précieux supplément permet d'envisager quelles sont les parts de faits réels, de suppositions ou de pures fictions dans le scénario. 

Le coup de Prague de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental
Publicité
Publicité
<< < 10 20 21 22 23 24 25 26 27
Dans les diagonales du temps
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité