Murena de Philippe Delaby et Claude Dufaux
Grâce à la récente parution du « Artbook » de Murena, la série reviens dans l'actualité. A cette occasion je me propose de me pencher sur cette série phare de la bande dessinée historique. Il n'est pas mauvais, il me semble de porter un jugement sur une oeuvre quelques temps après sa sortie surtout, lorsque comme Murena, celle-ci a provoqué un sentiment de nouveauté dans son domaine, soit la bande dessinée historique. Son cas est en outre un peu particulier car si la saga n'est pas officiellement close, elle se trouve en suspend du fait de la mort soudaine et prématurée de Philippe Delaby, son dessinateur. C'est Theo, celui du "Pape terrible" qui en reprendrais le dessin. La sortie du tome 10 est prévue fin 2017.
Peu après la mort de Delaby, le scénariste, Dufaux avait déclaré que la série continuerai avec un nouveau dessinateur. Précédemment, lors d'une interview il avait confié qu'il y avait quatorze albums de prévus. Neuf sont déjà disponible, à quoi on peut ajouter l'album « artbook ».
Le premier album de la série est parue en 1997. Il provoqua des critiques presque unanimement louangeuses. Dix huit ans après, il ne me paraît pas inutile de réévaluer Murena. Si sa nouveauté et son incontestable effet d'entrainement, il est loin d'être certain que sans Murena, Alix senator ait vu le jour, la création de Delaby et Dufaux, aujourd'hui pâti justement de la comparaison, qu'il est difficile de ne pas faire, avec la séquelle des aventures du héros inventé par Jacques Martin. Le point faible de Murena est plus le scénario que le dessin. Il y a bien peu d'invention scénaristique dans cette série tout du moins au début. Le récit est un habile collage post-moderne de nombreuses sources. L'érudition de Dufaux n'est certainement pas à mettre en cause mais il brode sur l'Histoire alors que Jacques Martin a inventé un monde. Il est temps de faire un subtil distinguo entre roman historique et Histoire romancée. Il me semble que ce sont deux genres différents que l'on a trop tendance à confondre. Chacun des deux ayant ses chef d'oeuvres. On peut parler d'Histoire romancée lorsque l'auteur n'invente pas véritablement de personnages mais raconte l'Histoire à travers des figures ayant réellement vécues. Alors que le roman Historique met en scène principalement un personnage de fiction, qui peut certes rencontrer des figures historique, mais il vit des aventures sur un fond d'Histoire dont les évènements interfèrent plus ou moins sur sa fictive existence. Si l'on prend comme exemple l'oeuvre de la grande Marguerite Yourcenar, « Les mémoires d'Hadrien » sont clairement de l'Histoire romancée, alors que « L'oeuvre au noir » est un roman historique; son protagoniste principal, Zénon, étant une invention de l'écrivain. Pour la période qui nous intéresse, les romans d'Histoire romancée sont beaucoup plus nombreux que les romans historiques. Dans la première catégorie on peut ranger « Moi Claude empereur de Robert Graves, Les louves du Palatin de Jean Pierre Néraudau alors que Neropolis d'Hubert Monteilhet relève du second genre. En bande dessinée les albums d'Alix sont des romans historiques alors que Borgia de Jodorowsky et Manara relève de l'Histoire (très) romancée. Il y a quelques oeuvres qui se situent entre les deux comme « Cesare » de Fuyumi Soryo dans lequel le personnage principale est Cesare Borgia mais sa geste est le plus souvent vue à travers les yeux d'un être de fiction. Le cas de Murena est proche de celui de « Cesare ». L'oeuvre de Delany et Dufaux est transversale aux genres que j'ai définis. Le premier volet est de l'Histoire romancée, les personnages de fiction n'étant guère plus que des figurants, puis au fil des albums leur place ne fait que grandir pour devenir prépondérante à partir du « Sang des bêtes », le sixième chapitre.
Il reste que la bande dessinée, comme le roman est finalement moins au service de l’Histoire que l’Histoire au service de la bande dessinée ou du roman. Ainsi le souci de véracité, même lorsqu’il existe, ne peut-il supplanter l’importance de la narration et l’efficacité du dessin. Dans bien des albums étudiés, l’Histoire est un objet d’inspiration plutôt qu’un but à atteindre, et les sources de l’historien ne sont utilisées que pour mieux faire apparaître les vides dans lesquels peut se glisser la fiction.
Dans ces interstices de l'Histoire c'est même la bande dessinée qui « raconte » l’Histoire en comblant par le biais de la représentation fictionnelle les lacunes de notre connaissance de tel ou tel événement, de l’habillement d’une époque précise, ou de l’allure de villes antiques parfois très mal connues. Certains ouvrages ont même été l’occasion d’une collaboration entre écrivains et scientifiques, que ce soit pour produire des bandes dessinées ou des ouvrages de vulgarisation tels Les Voyages d’Alix. De manière moins quantifiable, les évolutions historiographiques semblent pouvoir être mises en parallèle avec les changements observables dans la bande dessinée : l’intérêt croissant pour des personnages, des aires géographiques ou des périodes qui s’éloignent de l’Antiquité dite « classique » – le Haut-Empire romain et la Grèce du Vème siècle – pourrait ainsi être l’illustration du passage d’une histoire événementielle à une histoire plus culturelle, et de l’intérêt croissant pour ce qui constituait jusqu’alors les marges géographiques et chronologiques de l’Histoire antique. Une évolution vers des tentatives de plus en plus minutieuses de s’approcher du vraisemblable historique est par ailleurs notée, s’expliquant à la fois par un rapprochement entre historiens ou archéologues et auteurs de bande-dessinée, certains possédant même les deux casquettes, et par le goût d’un public semble-t-il de plus en plus connaisseur et exigeant, qui n’accepte plus de toujours retrouver les mêmes poncifs sur des périodes historiques pourtant bien connues.
Notons que Murena n'est pas la première incursion de Dufaux dans l'antiquité romaine, avec la complicité du dessinateur Xavier Musquera, il a précédemment donné le jour à un « Sourire de la Murène » (éd. des Archers, 1986) dont le héros était déjà Lucius Murena, et dont l'action se déroulait en 65. Une suite annoncée, L'homme au masque d'or, ne parut pas.
Le premier album de Murena n'est que la mise en image assez paresseuse de la fin du « Moi Claude empereur » de Robert Graves. La seule différence notable entre le roman et la bande dessinée est, dans cette dernière, le traitement de la figure de Néron, qui y apparaît plus faible que pervers, contrairement à celle décrite chez Robert Graves et surtout dans l'adaptation télévisuelle du roman. Mais soyons juste dés le deuxième chapitre, chaque chapitre coïncide avec un album, le scénariste prend du champ par rapport à ses sources et un bonheur ne venant jamais seul, le dessin lui aussi s'améliore et les couleurs s'éclaircissent par rapport au premier tome. D'ailleurs lors de la réédition de celui-ci, les couleurs seront refaites par un autre coloriste.
Les couleurs semblent être un problème constant dans cette série. Les coloristes se succédant, il n'y a pas de continuité dans ce domaine. Le hiatus le plus grand est entre l'épisode 4, qui clos le premier cycle de la saga « la mère », et le 5; autant dans le volume 4, les couleurs sont claires, autant dans le 5, elles sont l'oeuvre de Jérémy Petiqueux, elles sont sombres et puisent dans une palette limitée dans laquelle les bruns dominent. Les couleurs s'éclairciront petit à petit et dans le chapitre 7 seront plus contrastées.
Pour en rester momentanément sur le dessin disons tout de suite qu'il est remarquable et qu'il ne fera que s'améliorer au fil des albums en particulier en ce qui concerne le découpage. La géographie des pages des premiers albums ne dérogent pas d'un gaufrier classique d'une huitaine de cases. Delaby toutefois a plusieurs répartitions des cases ce qui évite la fatigue de lecture. D'album en album le nombre de cases par page à tendance à diminuer jusqu'à atteindre quelques fois une case en pleine page dans les derniers opus dessinés par Delaby.
Dans le premier chapitre les personnages de fiction apparaissent qu'à peine. Ils ne jouent aucun rôle dans le déroulement du récit. « Moi claude empereur » se terminant avec la mort de Claude, Dufaux est contraint de changer de guide; ainsi les épisodes suivants regardent beaucoup du coté de Quo Vadis. Ce qui ne veut pas dire que Jean Dufaux ne puise pas dans les auteurs antiques. Par exemple certains détails de l'assassina de Lollia viennent tout droit de Dion Cassius.
Le personnage de Lollia est un bon exemple de la méthode de Dufaux pour tordre l'Histoire du coté de la fiction. Si dans Murena, Lollia est la mère du héros, elle n'est pas pour autant un personnage imaginaire. Voyons ce que nous apprend les sources antiques (Tacite, Suetone, Dion Cassius) à son sujet: Lollia Paulina est la petite-fille de Marcus Lollius Paulinus, qui avait été consul en -21. Son père était Marcus Lollius Paulinus, un ancien consul et sa mère Volusia Saturnina, sœur du sénateur et consul Lucius Volusius Saturninus. Sa grand-mère maternelle était lointainement apparentée à l'empereur Tibère. L'oncle maternel de son père était le sénateur et consul Marcus Aurelius Cotta Maximus Messalinus. Une sœur cadette de Paulina était Lollia Saturnina qui épousa le consul Decimus Valerius Asiaticus à qui elle donna un fils. Paulina devint très riche après avoir hérité de biens appartenant à des membres de sa famille. Quand après la mort de Messaline en 48, l'empereur Claude pense à se remarier, ses conseillers lui parlent également de Lollia. L'affranchi Calliste la voit d'un bon œil, parce qu'elle n'a pas d'enfants, qui auraient pu être en concurrence avec Britannicus, le fils de Claude. Quand, au bout du compte, Claude choisit sa nièce Agrippine, celle-ci accuse Lollia d'avoir eu recours à la magie noire pour gagner le cœur de Claude. Lollia n'a même pas le droit de se faire entendre : elle est bannie et ses biens sont confisqués. Dans l'exil, elle est contrainte au suicide. Dion Cassius, historien grec du II ème siècle, précise qu'Agrippine, mère de Néron, fut l'instigatrice du suicide forcé, et demanda qu'on lui apporte la tête de Lollia, qu'elle ne reconnut pas dans un premier temps : elle examina alors les dents de la défunte qui, ajoute Dion, "possédaient quelques particularités" Dufaux fait de Lollia un personnage attachant, en cela il s'éloigne pour une fois de Graves qui la décrit << aussi stupide et têtue qu'une mule et n'aimant que les bijoux.>>. L'écrivain anglais avait puisé ce dernier détail chez Pline qui nous apprend que Lollia portait sur elle pour 40 millions de sesterces en bijoux.
Le Murena de Philippe Delaby et Jean Dufaux donnent une image vivante de l'antiquité qui de façon graphique et narrative renouvelle le genre tout en s'inscrivant dans la tradition franco-belge, très éloigné à cet égard des outrances et invraisemblances de fictions influencées par l'héroic-fantasy américaine sans cependant complètement en rejeter les influences graphiques. Influences dont le traitement récent de l'antiquité romaine n'est pas épargné, voir à ce propos la série Spartacus à la télévision. Dans certaines scènes de violence Murena n'est pas si loin de cette dernière.
Dans Murena le caractère très méticuleux de la série, comme dans celles des Alix confère au sujet une similitude avec le réel, gage d'une certaine forme de vérité pour le lecteur.
La période choisie par les auteurs n'est pas innocente. Celle des empereurs Julio-claudiens est celle réputée pour ses débauches. Elle autorise des développements érotiques et même pornographiques voir par exemple les fantasmes homosexuels développés par le dessinateur britannique Zack dans ses petits opuscules ayant pour cadre la Rome impériale. Toujours pour appâter le chaland le fait de mettre un personnage de gladiateur dans un rôle important n'est pas non plus une mauvaise idée. Le gladiateur étant toujours un personnage fort gouté du public, voir la série télévisée Spartacus, déjà citée plus haut. Et cet engouement ne date pas d'hier dans la B.D, que l'on se souvienne, dans les années 50, de Rock l'invincible paru dans « Hurrah! » et du petit format « Olac le gladiateur » (Marco en Espagne).
Alors que l'antiquité n'a été guère présente sur le grand écran ces dernières années, le plus grand succès du genre dans la période récente a été Gladiator, sorti en 2000, film dans lequel, comme son titre l'indique, les combats dans l'arène ont une grande importance. Le film trouve des échos jusque dans des détail comme cette curieuse arme à cinq pointes que gladiateur de la planche 25 de l'opus 4 (Ceux qui vont mourir) portant le plastron et le casque des provocatores, manie bizarrement.
Lorsque l'on voit tous ces gladiateurs qui fourmillent dans les oeuvres de fiction, on peut se demander s'ils avaient une telle place dans le monde romain et surtout s'ils avaient l'aspect qu'on leur imagine c'est à dire le plus souvent des colosses bodybuldés! On peut douter qu'ils furent ainsi, mais lorsque l'on voit en réelle des performances de gens qui tentent de reproduire le plus exactement possible des combats de gladiateurs avec armes et accoutrement similaires à ceux de l'antiquité, les tenants de l'archéologie expérimentale, comme le fait Brice Lopez, professeur d’arts martiaux, et directeur d’Acta-Expérimentation (2), on se dit que nos gladiateurs ne devaient pas être chétifs. On a une petite idée de leur morphologie et de leur régime alimentaire suite à la découverte de 70 squelettes de gladiateurs à Ephèse. D'après ces restes les chercheurs en ont déduit qu'ils se nourrissaient principalement d’orge et de féculents. Et donc qu’ils devaient être assez… enveloppés. Jean-Léon Gérôme, peintre d’une fameuse Aue Caesar, morituri te salutant, ignorait les hypothèses des anthropologues autrichiens Karl Grossschmidt [médecin-légiste, Institut autrichien d'archéologie] et Fabian Kanz (Institut de chimie analytique de l'Université de Vienne),
mais dans son œuvre la plus célèbre, Pollice uerso, il a montré un mirmillon (armatura de fantaisie, mais à l’époque… ) nettement bedonnant : c’est-à-dire le triomphe du combattant expérimenté, sur un jeune rétiaire encore inexpérimenté…
Éric Teyssier, dans une excellente communication dédiée à « soixante ans de gladiature en BD », dégage quatre grandes périodes, fortement influencées par la peinture puis le cinéma : après une première période marquée par l’influence des œuvres de Gérôme (qui perdure jusqu’à aujourd’hui) et des découvertes faites à Pompéi, c’est le Spartacus de Stanley Kubrick en 1960 qui semble inspirer les représentations que l’on trouve dans Astérix gladiateur (1962) ou dans Alix – Les Légions Perdues(1965). Ces représentations fantaisistes sont remises au goût du jour, et rénovées, à partir des années 2000 et de la sortie du film Gladiator de Ridley Scott (2000), comme en témoignent les tomes de Murena sortis après cette date, et il faut attendre la fin des années 2000 pour qu’une nouvelle génération d’auteurs, derrière Enrico Marini (Les Aigles de Rome, 1er tome publié en 2007) ou Laurent Sieurac et Alain Genot (Arelate, 1er tome paru en 2009) tentent des représentations bien plus réalistes, délaissant la mise à mort automatique et autres poncifs comme le « pollice verso » ou le fameux « Ave Caesar, morituri te salutant » imposés par Gérôme.
L'incipit de l'album (écrivant cela, je m'aperçois que je dois faire oeuvre de novateur car je n'ai encore jamais vu ce terme appliqué à la bande-dessinée.) ou plutôt les incipits, l'un pour le texte, l'autre pour le dessin, situent d'emblée le projet narratif. Dans le temps d'abord pour le texte: << Rome. Mai 54. Il est midi. L'empereur Claude assiste aux combats.>>. L'image sous le phylactère montre l'empereur et son entourage dans la loge impériale du Colisée (Tout du moins c'est ce que l'on imagine, mais alors il serait fâcheux pour une série historique de commencer par un anachronisme car la construction du Colisée a commencé entre 70 et 72 ap. J.-C., sous l'empereur Vespasien, et s'est achevée en 80 sous Titus.). La deuxième montre des gladiateurs nus en train de s'étriper. On comprend tout de suite que nous seront dans un registre moins puritain que celui des aventures d'Alix. Dans le troisième bandeau de cette première page on découvre un jeune spectateur de la boucherie. Il ne nous est pas présenté mais l'habitué de B.D. peut supputer raisonnablement qu'il sera le héros de l'album. Dans les pages qui suivent apparaissent sans tarder Britannicus et Néron et un personnage, un nubien dont là encore on devine qu'il tiendra un rôle important dans le déroulement du récit. La mise en avant au début du premier épisode de grandes figures historiques fait supposer au lecteur que ces dernières dans le déroulement de la saga prendrons le pas sur les personnages inventés par le scénariste, et il aura raison. C'est la grande originalité du scénario et aussi sa faiblesse de faire que les personnages fictifs soient plus des faire-valoir des figures historiques que les moteurs de l'aventure, comme c'est le cas dans Alix (il est difficile je le répète de ne pas faire la comparaison entre les deux grandes séries qui illustrent l'antiquité romaine d'autant que le graphisme d'Alix senator, bien que son dessinateur s'en défende est proche de celui de Murena) en fait, c'est donc surtout avec Alix senator qu'il est judicieux de faire la comparaison.
Dans les séquences suivantes nous découvrons deux femmes, d'abord Agrippine, la femme de Claude et mère de Néron en conversation avec son affranchi Pallas qui espionne pour elle et dans la suivante Lollia qui se révèle être la maitresse de Claude, l'empereur, et la mère du joli garçon que nous avons aperçu à la première page. Les personnages ne sont pas annoncés d'emblée; le lecteur apprend petit à petit qui ils sont et quels sont les liens qui les unissent.
Arrêtons nous sur la figure de l'empereur Claude, figure sur laquelle Delany a malheureusement dérogé au principe de reconnaissance dont je parlais plus haut et qui est cher au lecteur un tant soit peu féru d'Histoire. Il me semble qu'il aurait été judicieux de prendre pour modèle pour la représentation de l'empereur l'acteur Derek Jacobi (d'autant que Delaby prend souvent comme modèle pour ses personnages des acteurs de cinéma), formidable interprète de Claude dans la superbe série « Moi Claude empereur », adaptation télévisée du non moins superbe roman éponyme de Robert Graves. Certes Delany représente le maitre de Rome avec un visage assez ingrat mais doté d'un corps musculeux, ce qui est assez improbable, puisque les sources historiques le décrivent comme boiteux (un pied bot?) et bossu. Ce choix me paraît assez incompréhensible, tant la scène entre Agrippine et Pallas est dans la droite ligne du roman et de son adaptation télévisuelle ce qui fait supposer que les auteurs connaissaient ces oeuvres. Dans une interview Delany a déclaré avoir vu tous les péplums, mais il se vantait peut être un peu. Pour rester dans l'aspect physique des protagoniste de notre histoire, c'est l'actrice Carole Bouquet qui, ici, aurait inspiré celui d'Agrippine. On peut aussi pour le druide-guerrier de l'opus 6, Cervarix, lui trouver de grandes ressemblances avec Saroumane-Christopher Lee, dans Le Seigneur des Anneaux...
En parcourant les albums, on est frappé par les références cinématographiques, particulièrement au Ben Hur de Wyler, la course de chars dans Murena est un décalque de celle du film (à son propos il est aussi fort probable que Delany se soit inspiré des dessins de Peter Connolly sur le sujet). Et cela jusque dans les détails comme l'harnachement des chevaux, et les curieuses figures de colosses assis dans la BD, mais qui sont accroupis dans le film de Wyler, qui lui-même les avait repris de la précédente version MGM, celle de Fred Niblo (1925). Tout droit aussi sorti de Quo Vadis cette scène où Néron s'extasie sur la maquette de la Rome à venir. On retrouve également beaucoup du Spartacus de Kubrick dont l'atmosphère imprègne largement toutes les images gladiatoriennes, depuis les coiffures - la fameuse «boucle du gladiateur» - jusqu'aux images de leur caserne, avec ses hautes grilles, son arène privée, ses mannequins d'entraînement et même, dans l'opus 3, le maillage de la manica de Balba !
Il arrive aussi des glissement d'un modèle l'autre pour certains personnages ainsi gageons que la figure de Juba/Djimon Honsou injecta une seconde vie au personnage de ce gladiateur à peau d'ébène, d'abord «nubien», puis «numide», déjà présent, de dos, à l'extrême-droite de la seconde vignette de la première planche du premier album - mais qui ne sera nommé «Balba», pour la première fois, qu'à l'avant-dernière planche de l'opus 3 (2001); dès lors, sa personnalité et sa physionomie glissent du Draba/Woody Stroode du Spartacus de Kubrick vers le Juba/Djimon Honsou de Gladiator, sorti en juin de l'année précédente, comme l'attestera le superbe portrait aquarellé en frontispice de ce même album. Gageons encore que cette première planche de gladiateurs combattant complètement nus, à la vive surprise du Professeur Jean-Paul Thuillier, devait beaucoup à une lecture trop consciencieuse du roman d'Howard Fast (l'auteur du roman d'Histoire romancée dont s'est inspiré le film de Kubrick)... qui, on l'oublie, n'était pas pour rien aussi un auteur de Science-Fiction !
Pour en revenir à Claude est-il agréable pour un dessinateur visiblement aussi amoureux des corps, tant féminins que masculins, d'être contraint de représenter durant tout un album, une mocheté. Non bien sûr, Il ne faut peut être pas chercher plus loin la raison du corps body-buldé de Claude dans Murena.
Lorsqu'un dessinateur représente un personnage historique il est néanmoins forcé, pour obtenir l'adhésion de son lecteur, de se conformer si possible à ce que ce dernier pourrait connaître du physique de ce personnage. Examinons la représentation de Néron dans Murena. Les latinistes auront en mémoire la description qu'en donne Suétone (mais il n'est pas inutile de rappeler que l'auteur des Douze Césars » est né deux ans après la mort de Néron! Et qu'il n'était guère admiratif de ce dernier, c'est un euphémisme...): << sa taille approchait la moyenne; son corps était couvert de taches malodorantes; sa chevelure tirait sur le blond; son visage avait de la beauté plutôt que de la grâce; ses yeux étaient bleuâtre et faibles, son cou épais, son ventre proéminent, ses jambes très grêles, sa santé robuste.>>. Première remarque on ne sait pas à quel âge de la vie de Néron s'applique cette description. Lorsque nous le rencontrons dans Murena il a 17 ans quand à Claude et Agrippine ils sont alors âgés respectivement de 64 et de 39 ans. Le Néron que nous découvrons au début de Murena est assez joli garçon et doté d'un corps bien dessiné. Pour le visage de Néron adolescent tel qu'on le découvre dès la page 5 du premier album, On peut penser que Delany s'est inspiré du buste de Néron, datant de 54, qui se trouve au musée du Vatican où le jeune empereur présente des traits fins pas encore empâtés.
Il est temps maintenant de parler de Murena, le personnage éponyme de la série, avec qui nous avons fait connaissance physique dés la deuxième case du premier album de la série, sans savoir véritablement qui il était, car si on se réfère à la tradition de la bande dessinée, la série portant son nom, il n'en peut être que le héros. En réalité on s'aperçois assez vite qu'il n'en est rien. Murena est un héros discret qui subit les événements. En fait c'est une sorte d'antihéros dont la quête pour venger sa mère n'est qu'une façon habile de raconter par le menu les cinq premières années du règne de Néron, période qui se termine avec la mort d'Agrippine. Dans cette période, disons du premier Néron, le jeune homme est encore sous l'influence de Sénèque son précepteur ainsi que de celle de Burrus dont on apprend la mort au début du cinquième album. Après les quatre premiers chapitre qui compose le cycle de la mère, la tonalité de la saga change. Elle devient encore plus noire. Murena passe au premier plan, à égalité avec Néron. Néron et même Rome sont devenus ses ennemis...
Par rapport à la tradition de la représentation de l'empereur Dufaux a opéré un glissement; ce n'est plus Néron qui est le monstre mais Agrippine. Contrairement par exemple à la plupart des historiens antiques et modernes, le scénariste n'attribue pas la mort de Britannicus au jeune empereur mais à sa mère tout en laissant une ambiguité car on peut aussi penser que britannicus a succombé suite à une crise d'épilepsie, mal dont il souffrait.
Murena propose des interprétations originales de personnages par ailleurs bien connus, comme Néron et Poppée. Au point de parfois renverser notre perception héritée des sources antiques pour des figures majeures comme l’empereur Néron qui, depuis Suétone, était devenu une figure d’empereur fou voire, à partir du Moyen-âge, d’Antéchrist. Ce glissement dans la bande-dessinée semble là encore correspondre à un renouvellement historiographique qui s’attache à relire les sources antiques pour expliquer en termes politiques plus complexes les mauvais rapports entre Néron et la classe dirigeante dont sont issus les grands historiens romains. Les auteurs de bande dessinée s’emparent donc de l’Histoire pour écrire leurs histoires, dans un processus de réécriture finalement propre à la création artistique.
La vision de Néron par Dufaux correspond aux travaux menés par les historiens et les latinistes comme Eugen Cizek, Jean-Michel Croisille, Pierre Grimal, Claude Aziza qui ont ces dernières années réévalué le règne et la politique de l'empereur. Par exemple pour Claude Aziza << Néron est resté un enfant naïf qui croit aux fariboles des astrologues et aux contes de fées, au point, nous dit Suétone, de compter, pour renflouer sa cassette, sur le trésor mythique de la reine Didon de Carthage! (…) Décidément Néron n'était pas fait pour être empereur. Cruel par nécessité, dispendieux par insouciance, mal aimé, mal conseillé, mal marié, histrion par nature, fou par démesure. >>.
L'ambiguité règne en maitre dans le scénario ainsi Murena croit être l'ami de Néron alors qu'il n'en est rien. Ses yeux se décilleront ensuite, mais il est vrai que Néron aura changé. Un des atouts majeurs de cette série est de dépeindre l'évolution psychologique d'un homme, en l'occurrence celle de Néron, mais aussi celle de Murena (je reviendrai sur cette gémellité), chose extrêmement rare en B.D. Notre héros prend de l'épaisseur, lorsqu'il cesse d'être gentil et se rend compte que l'empereur n'est pas son ami mais son ennemi. C'est l'éloignement par Néron de sa maitresse Actée qui était l'ancienne maitresse de l'empereur qui lui ouvre les yeux.
Dans la saga, l’empereur Néron a du sang sur les mains sans être l’archétype du tyran sanguinaire et dépravé. Dépeint au contraire comme un jeune homme de bon sens, Néron est déchiré entre la raison, la passion et ses responsabilités politiques. Un homme dont la cruauté obligatoire, compte tenu du contexte de l’époque, le dispute à la bonté sincère. Selon les ressorts de la tragédie antique, le jeune empereur, manipulé par un entourage vil et sournois, sombre peu à peu dans la folie : à l’origine de la mort de ceux qu’il aimait (Britannicus), ayant ordonné la mort de sa mère qui sapait son autorité, le voila désormais poussé, sous la pression populaire, à signer l’arrêt de mort des Chrétiens et de Saint Pierre qu’il aime profondément. Comment ne pas penser, dans un cadre historique plus large, à l’indécision du préfet Pilate qui fut contraint pour maintenir l’ordre public de tuer un fameux Nazaréen, 60 ans auparavant ?
Il est regrettable que Dufaux n'ait pas su éviter le coté saint sulpicien et de nous imposer la figure de saint Pierre qui n'a pas grand chose à voir dans cette histoire. Il faut rappeler qu'à l'époque Néronienne les chrétiens ne sont qu'une minuscule secte juive. Il est amusant de noter que dans Murena nous rencontrons pour la première fois Saint Pierre (dans le tome 5) dans une sorte de bar gay qui me paraît assez anachronique dans l'esprit sinon dans les pratiques. Nous retrouvons Pierre dans le chapitre 7, ce qui nous vaut une scène entre lui et Néron d'un pénible saint-sulpicianisme... A partir du tome 8 l'influence de l'esprit bondieusard de Ben Hur, plus d'ailleurs celui du film de Wyler que du livre du général Wallace. Murena a la même trajectoire mentale que Ben Hur au début il est l'ami de Néron comme Ben Hur l'était de Messala puis cette amitié se transforme en désir de vengeance. La haine et devient le seul moteur de la vie de Murena comme elle l'est de celle de Ben Hur, lui permettant de survivre à l'épreuve des galère puis vient le temps de la rédemption si Ben Hur sous le regard de Jésus << vois le glaive de la haine qu'il tenait en main tomber à terre. >>, c'est la rencontre de Pierre pour Murena qui le conduit à la rédemption... Il est à craindre que le dernier cycle de Murena tombe dans le sirop sulpicien!
Il me semble qu'il n'est pas outré de parler de misogynie à propos du scénario de Dufaux. On y voit Néron successivement victime de deux femmes fatale d'abord sa mère Agrippine puis de l'intrigante Popée n'est-il à la merci de cette dernière grâce à un filtre d'amour qu'elle lui aurait fait boire ce qui exonère l'empereur de toute responsabilité. On a là une sorte de réhabilitation de Néron assez proche des thèses que développe Claude Aziza dans son « Néron Le mal aimé de l'Histoire » (éditions Découverte Gallimard). Si la plupart des sources et des historiens considèrent que Néron a empoisonné Britaniccus alors que Dufaux fait d'Agrippine la coupable, Claude Aziza avance une autre théorie: que c'est Agrippine en se rapprochant de Britannicus pour le jouer contre son fils qui aurait condamné le fils de Claude.
On s'est beaucoup gaussé de l'histrionisme de Néron qui n'hésitait pas à chanter en public s'accompagnant à la lyre, mais on ne replace jamais ces épisode dans les moeurs de l'époque et le regard qu'on y portait sur l'empereur. On a retrouvé dans les ruines d’une petite ville d’Asie-Mineure un décret du peuple de ce pays en l’honneur d’ambassadeurs étrangers qui avaient chanté en public en s’accompagnant de la cithare. Ce qu’on louait chez les ambassadeurs ne pouvait pas beaucoup choquer chez le prince.
Au long des six premiers albums, Néron n'arrêtera pas d'éprouver de la fascination d'abord pour la lumière, puis pour le feu, pour finalement apprécier l'odeur de la chair calcinée (celle du giton de Proctus - opus 5). Par petites touches, Dufaux et Delaby guident leur anti-héros Néron de la raison à la folie. La dernière page de l'opus 3 ne laisse planer aucun doute dans notre esprit : le lecteur est assuré de, bientôt, voir Néron organiser l'incendie de Rome, en vertu d'une loi qui veut que la légende soit préférable à la terne réalité et en dépit de l'opinion générale des historiens contemporains. Mais le lecteur devrait se méfier des évidences...
Si d'après les interviews on peut penser que la trame générale de la saga était déjà posée avant le premier coup de crayon de Delany, on peut s'étonner en vieux routier de la B.D. Que Dufaux se prive de personnages prometteurs en les faisant s'estourbir prématurément ou nous sorte inopinément de son chapeau des premier rôle comme la mystérieuse aurige dans le tome 5. J'ai d'abord pensée que ce « Michel Vaillant » du cirque maximus n'était autre qu'Octavie, la sœur de Britannicus et l'épouse répudiée de Néron. N'aurait-ce pas là été deux excellents motifs de vengeance ? (Sa mutilation du visage étant, dans ce cas, liée aux circonstances de sa «mort», certaines sources historiques mentionnent qu'elle aurait été ébouillantée dans une étuve...
Mais à propos du personnage d'Octavie, on voit un autre phénomène fréquent dans les fictions historiques, l'élidation d'un être qui a réellement existé mais dont le présence ralentirait l'action. C'est ainsi, que de son propre aveu, Dufaut à fait passer la soeur de Britannicus à la trappe!
A propos de personnages l'un des plus intrigants et des plus intéressants de ceux que nous croisons dans Murena est Pétrone. Ce dernier est une figure idéale pour un romancier ou un scénariste. Il est à la fois célèbre, il passe pour être l'auteur de plus célèbre roman de la Rome antique, « Le satyricon » et nous ne savons à peu près rien de lui, ce qui n'est pas contraignant pour qui veut le faire apparaître dans un roman. Le public cultivé ne le connait guère que par le portrait qu'en a fait Sienkiewicz dans son célèbre Quo Vadis. Mais l'écrivain polonais n'a fait que broder sur le portrait qu'en fait Tacite qui nous le décrit comme un homme efféminé préoccupé uniquement de son plaisir. Tacite l'a surtout immortalisé par le récit de sa mort, en 65, il est condamné par Néron à se suicider, une des plus belles de l'antiquité et la seule véritablement épicurienne de l'Histoire. Ce qui valut à Pétrone l'admiration pâmée de tous les épicuriens du XVIII ème siècle. Voilà, ce qu'en écrit Saint-Evremont: « Ou je me trompe, ou c’est la plus belle mort de l’antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin et même de la colère. Le désespoir des affaires de la république, la perte de la liberté, la haine de César, aidèrent beaucoup à sa résolution, et je ne sais si son naturel farouche n’alla point jusqu’à la fureur quand il déchira ses entrailles. Socrate est mort véritablement en homme sage et avec assez d’indifférence ; cependant il cherchait à s’assurer de sa condition en l’autre vie, et ne s’en assurait pas ; il en raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis, assez faiblement, et, pour tout dire, la mort lui fut un objet considérable. Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne. Nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui marque l’embarras d’un mourant : c’est pour lui proprement que mourir est cesser de vivre. ».Tacite nous apprend qu'avant ce trépas sublime il fut << Proconsul en Bithynie et ensuite consul, on le vit faire preuve de vigueur, et il fut à la hauteur de toutes les affaires. Après cet effort, il était revenu volontairement à sa vie oisive et voluptueuse.>>. Cette carrière officielle avant les plaisirs ne cadre pas complètement avec le Pétrone de Murena qui paraît seulement qu'un peu plus vieux que son ami Murena dont il désire le corps...
Murena est une série essentiellement urbaine. La ville de Rome en est un personnage à part entière. Dans un exposé l'universitaire Michel Thiébault remarque judicieusement que cette série répugne à sortir de l'urbs alors que l'économie de l'époque néronienne était fondamentalement agricole. Il voit dans la prédominance des zones urbaines dans la Murena la difficulté qu'ont nos société urbaines et industrialisées à se projeter dans un monde rural. Ce centrage sur la ville et même sur la cour impériale à le grave défaut de faire passer à la trappe la dimension monde de l'empire, non seulement on ne voit pas « les provinces » mais elles sont à peine évoquées sinon comme lieu de bannissement. A contrario la vaste étendue de l'empire est très bien rendu dans les deux sagas alixiennes et « Les bouclier de Mars » de Chaillet. Si bien qu'on se dit que ces intrigues sanglantes de palais pourraient se passer dans celui d'une minuscule principauté. Il faut attendre l'épisode 6 pour l'action s'aère avec la chevauchée de Murena dans la Gaule enneigée.
La représentation de Rome par Delaby doit beaucoup à la grande maquette de l'architecte Gismondi (1) qui restitue la Rome du IV ème siècle, maquette que Gilles Chaillet a magnifiquement transposée en Dessin dans son magnifique album « Dans la Rome des Césars » (les auteurs de Murena en fin d'un des chapitre rendent élégamment hommage à Gilles Chaillet). La principale difficulté de Delaby pour son décor romain a été de l'adapter au 1 er siècle. On remarquera que l'action de Murena se focalise surtout sur le secteur du théâtre de Marcellus. Il reste que la représentation de la ville par le dessinateur reste surdéterminé par son modèle. Les dessins de Philippe Delaby concourent à magnifier la capitale de l'empire. Cette représentation d'une ville bien ordonnée, jusque dans ces quartiers populaire (beaucoup plus par exemple dans celle qu'on voit dans la série télévisé Roma) conforte le lecteur un peu cultivé, le lecteur de Quo Vadis par exemple, dans ses connaissances, ce qui est toujours bon dans le succès d'une oeuvre. On sait bien que plus que connaître, l'homme préfère reconnaître...
Si Murena sort peu de l'urbs et est chiche en vues panoramiques sur la ville (3). En revanche quelques cases s'attardent sur la vie quotidienne des romains. Ces courtes incises sont parfaitement intégrées dans le déroulement du récit, par exemple la scène bien documentée des latrines au début du chapitre 5. On imagine mal un panoramique sur des latrines publiques dans Alix senator et c'est à mon avis dommage... Au sujet des latrine, Jacques Martin c'est d'ailleurs, si je puis dire, exprimé: << A La Roque d'Antheron, l'on m'a demandé pourquoi je ne représentais pas les choses comme elles étaient, des patriciens discutant en faisant leurs besoins dans les latrines publiques, etc. Vous imaginez ça, dans le journal Tintin ? (…) Aussi, je choquerais beaucoup de gens si dans mes histoires, je décrivais de façon réaliste les véritables mœurs romaines. Bon gré mal gré, je dois observer une certaine prudence dans le choix des situations que j'illustre : par exemple, je n'ai jamais voulu représenter les latrines publiques ni les Thermes. Si je le faisais, on ne manquerait pas de m'accuser de provocation, et la provocation est tout à fait étrangère à mes desseins.>>. Certes, certes mais le journal Tintin à disparu et Alix senator me paraît destiné à un autre public que celui de la série mère.
La série nous renseigne sur « les classes sociales » à Rome et les distinctions qu'il faut faire entre citoyen romains, affranchis et esclaves. Et bien avoir à l'esprit que si certaine pratique sont répréhensible pour une certaine population, elle ne l'est pas forcément pour une autre. Par exemple quand Pétrone explique à Acté que la prostitution à laquelle elle s'était autrefois livrée n'avait rien de répréhensible, c'est qu'elle n'était pas une citoyenne mais une esclave (album 5). Or, si le commerce était en principe interdit aux nobles romains, il n'était ni illicite ni honteux de tirer de substantiels revenus d'entreprises même les plus viles, lorsqu'elles étaient gérées par des intermédiaires! Les affranchis servaient entre autres à cela. C'est le cas de Pallas qui sert de proxénète à Acté. Faisons maintenant un peu de vocabulaire latin, ce qui est fort éclairant sur les mentalités de l'époque: Les termes lanista (maître de gladiateurs) et leno (proxénète) étaient d'ailleurs connexes et sémantiquement liés au trafic de la viande. En l'occurrence, la chair humaine. Pallas, donc, l'affranchi de Claude, comme affranchi d'origine grecque était loin d'être un citoyen respectable. Si riche était-il, il n'était qu'un homme de rien. Que, dans la BD du moins, il prostitue des filles, n'aurait rien eu de surprenant. Il faut savoir que même affranchi l'esclave demeure une créature de son patron; et c'est ce qui permet à Néron de contraindre Acté à épouser l'homme qu'il lui a choisi, le vieux centurion Sardius Agricola (opus 5).
On peut multiplier les exemples. Ainsi Massam peut bien, sans complexe, faire brûler vif le giton de Proctus car le dit giton ne peut être qu'un esclave. Un citoyens romain ne peut pas être passif (en théorie bien sûr) : il ne risque pas grand chose, juridiquement parlant. Quoique ce fût précisément sous Néron que furent promulguées des lois visant à protéger la population servile contre la cruauté des maîtres. Ainsi abolit-on, notamment, celle qui vouait à la mort toutes la maisonnée d'un maître qui aurait été assassiné par un de ses esclaves. Il arriva que des centaines d'esclaves périssent de la sorte, expiant la faute d'un seul
Si vous êtes un habitué de ce blog, vous savez que la chasse aux anachronismes est un de mes sports préférés. Je n'en ai guère trouvé dans Murena (à part l'incipit déjà décrypté), cependant des le début du premier tome j'ai été choqué par une case dans laquelle on voit Néron lire un livre dans le jardin de sa tante. Le livre n'est pas un rouleau mais un livre semblable à ceux d'aujourd'hui, un codex. Cette image m'a paru parfaitement anachronique. Après renseignement auprès de wikipédia et de quelques autres sources, celles-ci convergent et disent que le codex aurait été inventé à Rome deux siècles avant J.C. Mais commencé à être d'un usage courant seulement à la fin du premier siècle de notre ère. Il est donc pas impossible de voir Néron un codex dans les mains en 54. Mais il me semble qu'en l'espèce les créateurs de Murena ont enfreint une règle qui est de ne jamais mettre dans une fiction historique un élément par trop étrange pour l'époque traitée, même si sa présence est possible. Delaby n'a d'ailleurs pas persisté dans cette représentation de livre antique; quand Murena se rend chez ce libraire romain Chlirfus (en qui tous les bruxellois amateurs de BD auront reconnu le libraire Schlirf) , page 16 de l'album 6, on voit dans son échoppe des rouleaux et des sortes de dossiers mais plus de codex.
C'est dans cette librairie que Murena commettant un crime quasiment gratuit bascule dans le coté obscur. Voilà une des grandes nouveautés de cette bande dessinée faire que son héros évolue vers le mal! L'album 6 marque un tournant dans la série et un net durcissement du récit non seulement Murena devient meurtrier mais Balba «tue» Massam en le frappant dans le dos. Pour parvenir à ses fins, Evix n'hésite pas à poignarder la sentinelle romaine tout en conversant paisiblement avec lui. Cet album a été publié en 2006. Faut-il y voir une influence de Rome (HBO, 2005) où l'on voyait le jeune Octave, encore ado, torturer personnellement le beau-frère de Vorenus... seulement coupable d'adultère.
Contrairement à la série Alix mais tout comme Alix senator Murena bénéficie d'une chronologie rigoureuse:
LE CYCLE DE LA MÈRE
1. La pourpre et l'or (1997)
De mai à octobre 54 : six mois
La fin du règne de Claude
2. De sable et de sang (1999)
Du 13 octobre 54 à quelques jours après le 13 février 55 : 4 mois
La mort de Britannicus (41-54)
3. La meilleure des mères (2001)
Mi-février 55 à, plus ou moins, 58 (?)
Rivalité d'Agrippine et Domitia Lepida
4. Ceux qui vont mourir (2002)
Courant 58 à mars 59
Débuts de la liaison Néron-Poppée. Mars 59 : assassinat d'Agrippine
(Près de trois ans se sont écoulés entre les opus 3 et 4)
LE CYCLE DE L'ÉPOUSE
5. La déesse noire (2005)
Printemps 62...
Néron épouse Poppée enceinte de ses œuvres. L'apôtre Pierre est à Rome
6. Le sang des bêtes (2006)
... à hiver 62
Néron forme des projets urbanistiques pour Rome. L'apôtre Pierre est toujours à Rome
7. Vie des feux (2009)
L'été 63
8.
L'été 63
L'incendie de Rome
9.
L'automne 63
Le déblaiement de Rome, la crucifixion de Pierre.
L'ennui avec Murena, comme avec toutes les séries historiques récentes, et pas seulement celles sur l'antiquité, c'est qu'elle charge la barque plus que de raison en atrocités. Serait-ce pour faire paraître notre époque plus douce en comparaison, pourtant elle ne manque pas non plus de massacres gratuits et sanglants. Ainsi était-il nécessaire de faire occire l'empoisonneuse Locuste par Agrippine alors qu'en réalité elle fut exécutée quelques années plus tard sous le règne de Galba...
S'il est amusant de débusquer les clin d'oeil cinématographiques, qui ne manquent pas dans la série, il l'est tout autant de chercher dans la statuaire antique, les pièces qui ont inspiré certaines cases. Ainsi quand les prétoriens de l'empereur Claude escortent le jeune Néron dans, La pourpre et l'or. Philippe Delaby s'est inspiré du fameux haut relief du Musée du Louvre. A l'origine, ce relief en marbre semble avoir fait partie d'un arc célébrant le triomphe de Claude sur la Bretagne, mais les spécialistes discutent encore pour savoir s'il faut bien voir ici des prétoriens, ou peut-être tout simplement un quarteron d'officiers supérieurs. A noter les luxueux casques de type attique très différents de ceux portés, à la même époque, par la troupe des légionnaires. Avec leur cimier de plumes non pas raides mais ondoyantes, ils vont inspirer ceux à plumes d'autruche que l'on verra dans de nombreux péplums hollywoodiens, notamment le consul Quintus Arrius/Jack Hawkins, lors de son triomphe, dans Ben Hur, 1959.
Nos auteurs font feu de tout bois pour leur inspiration. Ils puisent aussi dans la mythologie gréco-romaine. Par exemple à la planche 6 de l'opus 1, Néron a la vision d'un dieu de lumière, qui lui promet l'Empire pour peu qu'il sache s'en emparer. La scène n'est pas sans rappeler Mercure (chapeau ailé, caducée) apparaissant à Jason, dans Jason et les Argonautes et le coachant vers l'Olympe où, contre l'avis de son époux Zeus, Héra le prend sous sa protection, sauf que Mercure est, ici, nu. Et que les ailes à son front sont en fait fixées à un casque, non au chapeau de voyageur qui est normalement l'attribut de Mercure. En fait, ce dieu de lumière que Dufaux ne nomme jamais mais qui apparaît dans la saga de manière récurrente, tantôt comme une vision parlante, tantôt comme une statue dans le décors, témoin muet tantôt de Néron, tantôt de Murena, avec son casque ailé, serait plutôt le héros Persée, le vainqueur de la Gorgone Méduse, à qui Hermès-Mercure transmit ces symboles : les ailes sur le casque, et peut-être le caducée, toujours bien en évidence dans les vignettes; et dont les deux serpents affrontés et toujours prêts à se mordre anticipent le drame qui va opposer la mère et le fils. Quand à Méduse, mi-Gorgone mi-Furie, son masque tout aussi récurrent dans la saga est l'image subliminale de l'empoisonneuse Locuste, la sorcière attachée à Agrippine.
Etant moins intéressé probablement par le corps des dames que les auteurs, je n'ai pas encore abordé le volet sexuel de l'oeuvre. Dans Murena le sexe est essentiellement hétérosexuel. Si l'on excepte quelques regards appuyés entre jeunes gens ou moins jeunes... et le chaste baiser de Pétrone à Murena, même si la case suivante peut faire penser qu'ils ont consommé, le sexe entre mâle est bien peu présent. En revanche le lecteur a droit à chaque album à une femme nue alanguie que n'aurait pas reniée je crois Frazetta... Ces pulpeuses nudités ont posé des problèmes pour l'édition de la série dans certains pays, il suffit de faire comme la fait judicieusement Isabelle Schmitt-Pitiot la comparaison entre les versions française et américaine de Murena pour proposer une réflexion sur la censure et le degré de tolérance de la société américaine sur la nudité d’une part, les personnages sont régulièrement « rhabillés »,et la violence de l’autre, les scènes même les plus crues ne sont absolument pas retouchées...
1- Cette maquette a été construite en 1937 pour être présentée au Musée de la Civilisation Romaine (où elle est toujours, elle était fort empoussiérée lorsque je l'ai vue en 1978, espérons qu'elle a été nettoyée depuis. Si un lecteur a des informations sur ce sujet qu'il nous en fasse profiter...). La maquette a été construite à l'instigation du Duce. Il ne faudrait donc pas mésestimer la charge politique que contient cette vision de Rome même si cette réalisation s'inspire d'une maquette plus ancienne construite par l'architecte Paul Bigot en 1911, dont un exemplaire est toujours visible au Musée d'Art royaux de Bruxelles. Un exemplaire qui se trouvait à l'Ecole des Beaux Arts de Paris a été détruite en 1968 en un acte de vandalisme qui exprimait de façon symbolique (et imbécile) le rejet de l'esthétisme classique.
2- ( http://www.acta-archeo.com/ )
3- Le dessinateur a néanmoins eu la bonne idée de ressuscité une pratique que l'on trouvait dans les albums du début des années 50, Les aventures de Corentin, Le secret de l'espadon, celle de la case en pleine page ce qui nous vaut quelques belles vues de Rome.