Le sel de Jean-Baptiste Del Amo ne semble pas faire bruire le petit landerneau des lettres française en cette rentrée littéraire 2010. Sans doute que l'escouade des plumitifs qui traite habituellement le sujet et qui écrit généralement dans un français approximatif est gênée aux entournures pour émettre un avis sur un livre aussi bien écrit. Il l'est même parfois un peu trop, le romancier se laissant aller parfois à la belle page. Certains paragraphes m'ont rappelé les dictées signées Maurice Genevoix sur lesquelles j'ai peiné dans mon jeune âge. Peut être que les critiques littéraires sont ils également jaloux que le jeune homme, je suppose l'auteur jeune, bien que je ne sache rien de lui, ait écrit son roman en étant pensionnaire de la villa Médicis (je les comprend, je le suis aussi).
Il est vrai aussi qu'au classicisme de sa langue le romancier y ajoute celui de son thème, la description d'une famille, entre famille je vous aime et famille je vous hais.
Le roman qui est le deuxième de son auteur après Une éducation libertine ( prix Goncourt du premier roman en 2009 ), paru également chez Gallimard il y a deux ans, est divisé en trois parties qui portent chacune le nom d'une des Parques, Nona, Decima, Norta, représentées dans l’Antiquité comme celles qui tiennent le fil de la vie. Nona tient le fuseau, Decima marque le sort qui échoit à l’individu, Norta coupe le fil. On naît, on vit, on meurt, et « les vivants défigurent la mémoire des morts », écrit Del Amo...
Le livre commence au matin de ce qui est un jour particulier pour cette tribu. Le soir de cette journée doit les voir tous rassemblés dans la petite maison familiale à Sète que dorénavant la mère habite seule. Cette dernière va préparer toute la journée, qui est le laps de temps dans lequel s'inscrit tout le présent du livre, cette construction rappelle assez Mrs Dalloway de Virginia Woolf dont Del Amo a mis une phrase en exergue du Sel, le diner qui doit réunir ses trois enfants et leur famille. Il y a Fanny, la seule fille et deux garçons Albin et Jonas. Mais le personnage principal du livre est un mort, le père, Armand, l'homme écorce, disparu il y a peu de temps, dont l'ombre habite tous les membres de cette famille.
Si Jonas ne fut pas l'enfant le plus aimé du père, en revanche il est patent qu'il est le favori du romancier. Grace à plusieurs flashback on assiste à la découverte puis à l'acceptation de son homosexualité par Jonas. C'est avec une acuité rare que Del Amo décrit cette découverte alors que le garçon n'est pas encore pubère: << Jonas commença à apprendre la dissimulation, à redouter une vérité encore opaque à ses propres yeux.>>.
Le personnage de Jonas prend le pas sur les autres, sans doute au corps défendant du romancier. Il parait si fort un double de l'auteur et l'auto-fiction ayant également, à l'insu cette fois du lecteur, éclipsé récemment les autres formes d'écriture que l'on est tout surpris de lire en quatrième de couverture que Jean-Baptiste Del Amo est né à Toulouse et non à Sète.
Pourtant des phrases telles que celles-ci « si les volets n'étaient pas rabattus et que le jour la trouvait allongée sur le flanc, le visage vers la fenêtre, l'une des premières images qu'elle percevait, sitôt qu'elle ouvrait les yeux, était le haut vol des oiseaux dans un carré de ciel sur le mur. Une traînée de nuages y hésitait parfois. Si les matins étaient gris, Louise y voyait comme un reflet de la mer, une écume qui pouvait être blanche ou même noire. » aussi belles que justes me paraissent pouvoir avoir été écrites que par quelqu'un qui a longtemps habité face à la mer mais c'est sans doute le talent qui nourri cette illusion chez un lecteur comme moi en exil de mer...
Jonas génère les passages les plus beaux et les plus sensuels du livre: << Il parvenait à se glisser discrètement à genoux au milieu de l'étendue d'eau et d'une colonie de ces oiseaux flamboyant. Jonas éprouvait la nécessité de se masturber sur cet ilot, un appel impérieux auquel il songeait des jour à l'avance... Souvent l'inquiétude d'être surpris, ou le poids de ce qui lui évoquait vaguement un péché - du moins l'idée d'un acte répréhensible - compressaient sa vessie et le forçaient à s'arrêter pour pisser dans un fossé ou sur la souche brune d'un arbre... S'il s'étendait sur le dos, le ciel lui offrait son bleu lavasse que balafraient le vol des mouettes et le sillage des avions. Jonas remontait son tricot de peau et se déculottait. Le plaisir qu'il éprouvait à la sensation du soleil sur son ventre, à l'empoignade de son sexe dans ce berceau de nature brute, à la fois indifférente et complice de son hédonisme, était indicible. Il n'était pas pubère et ne pouvait éjaculer, mais il restait ce qui lui semblait être des heures - et n'était en réalité que des instants bien plus brefs - à se branler au milieu de la digue et des flamants roses.>>.
L'auteur donne la parole à tour de rôle à chacun des membres de la famille. Durant la journée du diner, ils se remémorent, d'une manière assez artificielle, ce que fut leur vie. Il est dommage que Del Amo n'est pas maintenu son procédé narratif jusqu'à la fin. Dans la dernière partie du livre il donne la parole, à Armand, un mort, pour donner des informations sur ce père si pesant dans la tête de ses enfants même après sa mort, ce qui déséquilibre le récit et lui enlève du mystère donc de sa force.
Le stratagème débouche sur un récit un peu à la Rashomon, bien que d'une manière moins systématique que dans le conte japonais. On lit ainsi la narration d'un même évènement mais vu à chaque fois par une personne différente.
"Le sel", tout comme "La carte et le territoire" de Michel Houellebecq, dont je ne devrais pas tarder à vous entretenir, a pour pivot la relation d'une fratrie, chez Houellebecq elle est réduite à l'unité, avec son géniteur. Ce thème me parait de plus en plus récurrent dans le roman français. Il s'accorde avec la frénésie qu'a pris ce peuple pour les recherches généalogiques. Cette soif à la fois de savoir d'où l'on vient, en général on aboutit à un pauvre laboureur et la recherche d'une sorte de divinité tutélaire et protectrice dont toutefois on ne parviendrait pas à se libérer même après la disparition de celle-ci me parait le trait dominant de cette société en déshérence. Cette quête effrénée des origines génère des questions aussi oiseuses que celle des avantages de droit du sol sur le droit du sang, ou inversement... Les romans sont toujours les plus fidèles reflets des sociétés qui les nourrissent. Tout cela me semble aller à l'encontre de l'autonomie de l'individu qui semble vouloir se découvrir de mythiques origines que comme alibi à son incurie du jour.
Cette belle étude psychologique d'une famille, << Leur famille est ce fleuve aux courbes insaisissables dont il n'est possible de cerner la vérité qu'en l'endroit où la mémoire de tous afflue pour se jeter, unifiée dans la mer.>> aurait gagné à ce que le fleuve ait un cours moins paresseux. En outre le récit est entaché de joliesses superfétatoires. Il est peu probable par exemple que les rejetons d'un marin pêcheur sétois d'origine italienne et d'une fille de paysans ardéchois se prénomment Fanny, Jonas et Albin. Et était-ce bien nécessaire de faire autant de littérature, parfois à la limite de l'indécence, sur la mort d'un enfant...
Depuis longtemps je suis poursuivi par la lubie tenace de vouloir lire les romans dans le cadre qu'ils décrivent. Curieusement je n'y étais presque jamais arrivé, avant ce livre. Je me souviens surtout de lectures totalement décalée comme la lecture par exemple de La ligne de beauté sous les palmiers envahis de corbeaux de la plage de Mombassa au Kenya, une atmosphère assez éloignée de celle du west end londonien. J'ai pu donc enfin comparer à chaud les description de "sel" avec la réalité sètoise que j'avais devant les yeux, d'où les photo qui illustrent ce billet. S'il incontestable que Del Amo connait bien Sète dans son roman, on a pourtant le sentiment qu'il s'agit plus d'une petite bourgade maritime de l'entre deux guerre que de l'important port de pêche que j'avais devant les yeux en lisant les dernières pages de "sel". Le romancier en a presque évacué toute modernité.
Cette constatation m'amène à la réflexion que Del Amo est plus un écrivain géographe qu'un romancier historien. Certes on peut considérer cette classification arbitraire mais elle dessine une géographie, justement, littéraire pas moins pertinente qu'une autre. Je rangerais parmi les géographes, bien sûr Houellebecq mais aussi Modiano et bien évidemment Julien Gracq. Del Amo appartient à cette cohorte et certaines de ses meilleures pages ne sont pas loin de la belle prose de Gracq en particulier de certaines morceaux d'Un beau ténébreux. Chez les "historiens", on trouvera naturellement les auteur de romans historique comme Zoé Oldenburg mais aussi ceux qui font grand cas de la chronologie tel Marguerite Yourcenar.
Je suis une sorte d'obsédé de la chronologie dans les romans et les béances dans leur échelle du temps me révulsent lorsque je les découvre. J'aime toujours situer ce que je lis dans une perspective temporelle. Je me surprend ainsi à reconstituer, parfois un crayon à la main, les biographies des acteurs d'une fiction. Del Amo m'a incité à ce petit jeu en donnant des indications de date, sans pour autant en faire figurer le millésime. Ainsi il mentionne la disparition du navigateur Alain Colas: << Il n'avait, de sa vie, aucun souvenir avant l'année de ces cinq ans, où il revoyait Armand suivre la première édition de la route du rhum... Comme il devait l'apprendre des années plus tard, la première édition de la route du rhum fut marqué par la disparition d'Alain Colas... Il a disparu dans la nuit du 16 novembre...>> (page 64). Si la date est mentionnée l'année ne l'est pas. A près une courte recherche j'apprend qu'il s'agit de 1978. Jonas est donc né en 1973. Le soir du diner familiale, Fanny a quarante six ans, Albin quarante trois, ses fils jumeaux dix sept ans et Louise soixante neuf (page 60). Lors de "l'écart" de Louise, Jonas à trois ans (page 53). Nous savons ainsi que nous sommes en 1976. Cet "écart" a eu lieu trente deux ans plus tôt (page 86). De là nous pouvons en déduire que le diner a lieu en 2008 et que par conséquent Jonas, dans le présent du livre a Trente cinq ans et qu'Albin est né en 1965, ses enfants en 1991, Fanny en 1962 et a quatorze ans lors de "l'écart" de sa mère ou plus exactement va les avoir comme le confirme la page 128. Quant à Louise elle a vu le jour en 1939. Page 122 on apprend qu'il y a onze ans que Léa est morte soit en 1997 âgée de dix ans. Elle est donc né en 1987. Alors que Mathieu, le frère de Léa et le fils de Fanny est né l'année de la majorité d'Albin, c'est ce que nous apprend la page 148, soit 1965 + 21 (lamajorité était alors à 21 ans) est donc né en 1986; il a 22 ans le soir de la réunion familiale. Sarah la fille d'Albin nait trois ans après la mort de Léa donc en 2000 et a 8 ans (ou 7 suivant le mois de sa naissance) dans le présent du livre. Selon les évènements historique Armand et son père ont quitté l'Italie entre 1943 et 1945. D'après la page 172, Jonas quitte la maison familiale l'année de la naissance des jumeaux soit en 1991, Jonas a donc juste 18 ans; cette même année il rencontre Fabrice qui a deux ans de plus que lui, 20 ans (page 175). La mention, page 256, de l'attentat du RER B à Saint-Michel qui s'est déroulé le 25 juillet 1995 date la mort probable de Fabrice qui a alors 24 ans tandis que son ami en a 22. Ils se connaissent depuis quatre années.
C'est en 1981 que Badinter fait supprimer la législation discriminatoire envers les homosexuel. On peut lire page 95: << elle se souvint d'un été durant lequel Jonas n'avait pas plus de neuf ans... ils suivaient sans grand intérêt un journal télévisé où l'on annonçait la suppression des législations anti homosexuelles.>> Si Del Amo n'avait pas eu la prudence de laisser l'âge de Jonas dans un léger flou, on était près d'un hiatus chronologique. En revanche lorsque je lis page 211 << Cinq ans savait Albin c'était remonter à la naissance de Sarah...>>, le compte n'y est pas puisque par ailleurs ont a appris qu'elle est né trois ans après la mort de Léa qui est survenue il y a dix ans...
Je ne conteste pas que le petit exercice de reconstitution biographique peut paraitre vain pour un lecteur mais je pense qu'il montre aussi combien il est important pour la cohérence d'un texte et sa crédibilité que le romancier travaille la biographie de chacun des protagonistes de son récit d'abord séparément puis ensuite les confronte entre-elles. C'est ce que préconisait Roger Martin du Gard, un maitre en la matière de roman et de cohérence chronologique dans les siens.
Si Jean-Baptiste Del Amo maitrise parfaitement la carte et le territoire, il me parait avoir quelques difficultés les grands évènements du monde aux péripéties de ses personnages. En revanche mon petit jeu ci-dessus démontre qu'il maitrise (presque) parfaitement la biographie de chacun de ses personnages. J'attendrai avec impatience le prochain opus de cet auteur qui nous délivre une langue si belle et si rare en ces temps de jargonnage et de littérature à l'estomac, en espérant qu'il corrigera les défauts de "sel" notamment l'intrusion de personnages superfétatoires comme cette transsexuelle africaine qui n'est qu'un artifice pour introduire la confession de Jonas et qui arrive dans le roman comme un radis noir dans un pot de caviar et surtout en souhaitant qu'il se libère un peu plus en laissant parler plus son coeur, ce sera alors, n'en doutons pas un grand livre.
Le sel de Jean-Baptiste Del Amo, éditions Gallimard, 2010
Sète, octobre 2010