Etés anglais est le premier tome d’une pintalogie (si l’éditeur français édite la totalité de la saga et respecte le découpage initial) intitulée « La saga des Cazalet » qui couvrira les années de 1937 à 1958. Ce titre fait immédiatement songer à une autre saga anglaise célèbre, celle des Forsyte de John Galsworthy. Elizabeth Jane Howard (1923-2014) explore le même monde que son prédécesseur, soit la grande bourgeoisie anglaise, mais un demi siècle plus tard puisque les étés dont il est question sont les étés 1937 et 1938 durant lesquels 3 générations de la famille Cazalet, grand-parents, parents et enfants vivent à Home place, la vaste propriété du patriarche, sise dans la verte campagne du Sussex à une quinzaine de kilomètres d’Hasting. Je rappellerais que la saga des Forsyte commence en 1887. La concordance des dates à 50 ans d’écart ne peut pas être un hasard. Pour l'ampleur de cette série de romans, On peut aussi évoquer les ouvrages de Jonathan Coe comme « Bienvenue au club » et ses suites.
Il ne faudrait pas s’imaginer, en dépit du titre, que la saga des Cazalet serait une sorte de remake de celle des Forsyte. C’est beaucoup plus fort, et ce n’est pas rien puisque John Galsworthy a obtenu le prix Nobel de littérature pour son grand oeuvre; ce qui n’était pas immérité. La supériorité de Jane Elisabeth Howard sur son prédécesseur se situe principalement sur deux points; d’abord celui de faire exister en un peu plus de 500 pages une cinquantaine de personnages beaucoup plus que dans les romans de Galsworthy et deuxièmement de les faire parler et réfléchir chacun d’une voix singulière. Ce qui est surtout remarquable est que la romancière se mettent à chaque fois à hauteur de chaque personnage et qu'ils paraissent tour à tour le personnage principalde cette histoire, alors qu’ils sont d’âge et de conditions sociale différente alors que les personnages des Forsyte sont plus homogène, et qu'il n'ont ou n'auront pas une place identique dans la saga.
Le roman d’Elizabeth Jane Howard constitue un document précieux sur les rituels et les mentalités du monde de la grande bourgeoisie anglaise d’avant-guerre, monde qu’elle a connu dans son enfance. Cette fresque familiale est profondément humaine et chaleureuse. Les enfants y occupent une place très importante. « Etés anglais » se révèle dès les premières pages très addictif. On sent d’emblée que Jane Elizabeth Howard aime profondément tous ses personnages même s’ils ne sont pas toujours aimables. Elizabeth Jane Howard entraîne le lecteur avec une grâce indicible, une poésie sage, rayonnante d'humanité au coeur de la vie intérieure de chacun de ses personnages. On partage leurs émotions , leurs faiblesses , leurs préoccupations… On découvre les loyautés cachées ou non de cette famille anglaise nombreuse et de ses satellites, du patriarche vieillissant, à la femme de chambre, de la cuisinière dévouée, au nouveau-né William si attendrissant en passant par la ribambelle des cousins et cousines.
Par le biais de ses personnages, Elizabeth Jane Howard n'hésite pas à aborder des sujets graves, tels l'antisémitisme, l’angoisse de la maternité, la différence d'éducation offerte aux filles et aux garçons, le désir ou la frustration sexuelle, l’inceste et surtout la condition des femmes, alors soumises au désir des hommes … On voit combien avant la contraception et le droit à l’avortement, la venu d’un enfant, arrivée souvent inopinée, pesait sur la femme et parfois mettait sa vie en danger. L'auteur distille ces réflexions au coeur de sa construction narrative avec beaucoup de finesse. Alors que l’on l’impression qu’il ne se passe pas grand chose dans ces vies pourtant il y a tout cela et encore bien d'autres choses. Comme trop souvent, on a jamais le sentiment que Jane Elizabeth Howard charge par un surplus d’évènements sa barque narrative, tout simplement parce que l’on suit une cinquantaine de personnages et que ces graves questions sont vécues individuellement que par quelques uns dans cette cohorte. Paradoxalement cette polyphonie sauve le roman du trop plein.
Nous entrons véritablement dans la tête de chacun des acteurs de ces « Etés anglais ». Les monologues intérieurs sont fréquents et cette fois c’est bien sûr à Virginia Woolf que nous pensons. Ce qui est remarquable dans « Etés anglais » c’est que l’auteur réussi a faire parler et penser chaque personnage selon son âge et sa condition. Même si l’auteur n’a bien sûr pas chercher à vouer un nombre de lignes égales à chacun, on peut dire que chaque acteur de cette histoire est traité d’une manière identique que ce soit un enfant de 9 ans, un grand bourgeois de 40 ans ou une domestique rien de plus égalitaire que ce roman d’ailleurs il s’ouvre et se ferme sur des paragraphes dans lesquelles figurent, pour le début une jeune femme de chambre et pour la fin, la vieille préceptrice désargentée des enfants de la famille.
Il reste néanmoins que la narration est principalement centrée sur les familles des trois fils du patriarche Cazalet, Hugh, Edward et Rupert respectivement âgés en 1937 de 41, 40 et 34 ans. Chacun ont plusieurs enfants et une domesticité. On les découvre, comme nous tous, ambivalents; tel goujat avec les femmes peut-être le plus attentionné des frères ou une mondaine superficielle peut aussi connaitre le désespoir.
Quant au style narratif, le plus notable, et le plus évident à remarquer est que nous sommes toujours dans le présent des personnages; ce qui est assez exceptionnel dans l’univers romanesque. Je m’explique presque dans tous les romans les personnages reviennent artificiellement sur leur passé, ce que l’on ne fait que rarement ou du moins que par courtes bribes dans la réalité. Cet artifice sert à informer le lecteur du passé de tel ou tel acteur de l’histoire. Dans « Eté anglais » ce n’est jamais le cas. Chacun est trop occupés à vivre son présent, même si celui-ci ne parait pas toujours trépident, pour avoir le temps à de longues remémoration de leur vie passé. A l’exception de la vieille préceptrice, qui a un regard rétrospectif sur sa vie et semble au bout de son chemin. Cette exception est très habile car elle renforce le présentisme des autres.
Ce choix narratif force le lecteur a imaginer ce qui c’est passé avant cet été 1937 durant lequel nous faisons connaissance abruptement d’une foule de personnages. Par exemple nous ne savons rien, du moins dans ce premier tome, de l’origine de la fortune de la famille Cazalet. On peut imaginer qu’elle n’est pas ancienne et que c’est William Cazalet dit le Brig qui en est le principal responsable et qui est peut être à l’origine de la belle aisance familiale. Il a 77 ans lorsque nous le rencontrons, et est toujours très actif en affaire malgré son déclin physique.
"Eté anglais" illustre subtilement la théorie qu'a élaborée David Lodge dans "L'art de la fiction" pour les romans d'Ishiguro, celui du narrateur peu fiable. En effet les évènements nous sont révélés à travers les yeux d'une personne et parfois ensuite par le prisme d'une autre. On s'aperçoit alors qu'elles n'ont pas vêcu la même chose. Si le narrateur peu fiable n'est pas au coeur du livre dans "Etés anglais" comme il l'est dans par exemple dans "Un artiste du lmonde flottant", la lecture du roman de Jane Elisabeth Howard demande au lecteur de ne pas toujours prendre pour argent comptant les dires des uns et des autres.
Le roman s’attache surtout à décrire le quotidien estival de cette grande famille, jeux de plages et pique-niques, lectures, dîners, soirées passées auprès du gramophone... Il décrypte les rouages de l’organisation de la maisonnée. Les enjeux dramatiques sont néanmoins très bien dessinés. Les mésententes familiales ou conjugales, les émois amoureux, les petites et grandes mesquineries, les élans de générosité, les blessures de guerre qu’on panse tant bien que mal, et la crainte qu’une seconde guerre éclate sont autant de thèmes prédominants.
Si la grande Histoire est présente dans le roman, elle est à sa juste place et n’intervient que lorsqu’elle peut bouleverser le quotidien de la famille et de son entourage, par exemple les accords de Munich. La plupart des Cazalet sont bouleversé par la possibilité d’une guerre, beaucoup la juge inévitable. Ils craignent même que les allemands débarquent. Ils seraient alors en première ligne…
Le livre est divisé en deux parties, chacune correspondant à un été, première partie 1937, deuxième 1938. Ces parties ne sont pas chapitrées. Le texte est divisé en paragraphe qui sont chacun dévolu à un personnage. Les paragraphes sont de différentes longueurs d’une page à une dizaine. Ils sont séparés par trois astérisques disposés en triangle.
Comme je l’ai souvent mentionné j’ai la bonne habitude, lorsque je lis un roman chorale de dresser la liste des principaux protagonistes. Je fais suivre chacun des noms de quelques mots mentionnant leur états et les rapports qu’ils entretiennent avec d’autres personnages. Jane Elizabeth Howard a eu la riche idée de faire précéder son texte par, d’une part l’arbre généalogique des Cazalet, et d’autres part de la liste de la progéniture des quatre enfants du patriarche ainsi que la liste des domestiques attachés à chaque maison. Cette judicieuse initiative pourtant ne dispense pas de mon utile habitude car si cette famille est particulièrement endogène, des éléments qui lui sont étrangers ont autant de place dans le récit que les Cazalet et puis ces préambules font l’impasse également sur les cousins dont certains sont importants dans le récit.
La traduction d’ Anouk Neuhoff me parait parfois un peu rapide même si je n’ai pas sous les yeux le texte original il me parait douteux que l’auteure dans ses descriptions de personnes ait autant employé le terme osseux. Il est bien connu que la langue anglaise pour ce genre de chose offre de nombreuses possibilités, il aurait été judicieux que la traductrice se plonge plus dans son dictionnaire des synonymes… Il reste que le français proposé est d’une très agréable lecture.
Cette saga a été adoptée en série pour la BBC en 2001, The Cazalets, et quarante-cinq épisodes diffusés sur Radio 4 l’année suivante.Elle est devenue un classique contemporain au Royaume-Uni.
Elizabeth Jane Howard était chic talentueuse et belle selon David Lodge (sa beauté est confirmée par la photographie) dans son essais sur Kingsley Amis, le troisième époux de Jane qui se serait grandement inspirée de sa propre famille pour écrire la saga des Cazalet. La mère de l’auteur était également une danseuse qui a renoncé à sa carrière pour se marier comme l’épouse d’Edward Cazalet. Elizabeth Jane Howard a été éduquée par une gouvernante pendant que ses frères avaient le droit d’aller au collège (en pension), comme les enfants d’Edward… L’auteur, après sa séparation d’avec le romancier Kingsley Amis, cherchait à la fois des ressources financières et un sujet de roman capable d’absorber ses pensées. Pari réussi avec la saga des Cazalet. Les quatre premiers volumes ont paru entre 1990 et 1995, le dernier, réclamé par les fans de Howard, en 2013, quelques mois avant son décès.
On doit cette édition à Alice Déon, fille de Michel Déon, bon sang ne saurait mentir… On peut tout de même s’étonner qu’un ouvrage d’une telle qualité ait mis trente ans pour traverser la Manche!
J’avais bien déjà lu le nom d’Elisabeth Jane Howard dans des articles consacrés à la littérature anglaise mais je serais certainement passé à coté de cette merveille sans la beauté de sa couverture due à Mathieu Persan.