L'enfant de l'étranger d'Alan Hollinghurst
Je vous conseille vivement la lecture de ce roman. Mais pour ne pas le déflorer, il me semble qu'il vaudrait mieux prendre connaissance de ce billet seulement après avoir lu « L'enfant de l'étranger ».
Le texte qui suit n'est pas véritablement une critique, cela serait bien présomptueux pour un roman qui a tout de même obtenu en France le prix du meilleur livre étranger 2013 et qui est un véritable chef d'oeuvre, je ne suis pas loin de donner raison au « Gardian » quand il y est écrit: << Hollinghurst mérite incontestablement la place du meilleur romancier anglais contemporain. Éblouissant. ». Il s'agit plutôt un journal de lecture, il a plus été écrit pour m'aider dans celle-ci, non qu' elle présente véritablement des aspérités, mais la construction du roman est complexe et très habile. Les nombreux sous entendu qu'il recèle, émis par de nombreux personnages font, qu'encore plus que d'habitude, j'ai éprouvé le besoin de lire ce roman « un crayon » à la main.
Cela commence comme « Le messager » de Leslie Poles Hartley ou un roman de Forster ou encore comme un pastiche d'une oeuvre tardive d'Henry James (Hollinghurst avait mis son précédent roman sous les auspices de James). Dans le premier chapitre, intitulé « Deux arpents », nom de la résidence de la famille Sawle, à Stanmore, dans le Middlesex (on pense à Howards End) chez qui nous sommes, nous faisons connaissance de ces grands bourgeois qui ont connu financièrement des jours meilleurs. Il y a Freda, veuve depuis dix ans d'un homme d'affaire et mère de trois grands enfants. Nous rencontrons d'abord Daphné, la plus jeune du trio âgée de 16 ans, elle lit allongé dans un hamac au jardin despoèmes de Tennyson (d’où vient le titre « L’Enfant de l’étranger » que je persiste à ne pas comprendre le choix) puis ses deux frères, l'ainé Hubert, 22 ans qui paraît assez benêt et pose au chef de famille et surtout George qui amène à la maison, pour passer quelques jours, son ami Cecil Valance, un jeune aristocrate à peu près de son âge (page 250, Freda révèle que Cecil à 6 ans de plus que Daphné soit 22 ans, le même âge qu'Hubert) étudiant comme lui à Cambridge. On subodore assez vite que George et Cecil ne font pas entre eux que disserter sur Aristote... Si bien qu'à la soixantième page, on a le sentiment d'être du coté de l'Evelyn Waugh (d'ailleurs Paul Bryan, personnage capital de la deuxième moitié du roman achète le volume de la correspondance d'Evelyn Waugh) du « Retour à Brideshead ». A noter que le narrateur de « La piscine bibliothèque », le premier roman d'Hollinghurst la qualifie de « déplorable ». Nous est présenté également Jonah 15 ans, petit pour don âge mais robuste, domestique des Sawle qui devrait faire fantasmer plus d'un lecteur...
Pendant les quatre vingt premières pages, si nous savons où nous sommes, nous ignorons quand nous sommes. Ce n'est que lorsque Harry Hewitt, invité pour diner chez les Sawle, un homme d'affaire qui aurait des vues sur madame Sawle, évoque la proximité d'une guerre avec l'Allemagne que nous découvrons que l'histoire a pour cadre les mois qui ont précédé la première guerre mondiale. Cet Harry nous fait nous remémorer à la fois « La saga des Forsyte » de Galsworthy (comme dans cette saga, où un des volumes se nomme « Le propriétaire », les demeures ont une grande importance dans « L'enfant de l'étranger ») et par la posture de Cecil lorsque Harry tient des propos bellicistes, le Saint Loup de « La recherche » du divin Marcel et il y a aussi de la madame Verdurin en Freda.
Imaginons que le lecteur n'ait rien lu sur cet ouvrage et n'ai pas la curiosité de regarder l'année de la première parution du roman, à cet endroit de sa lecture, la péroraison d'Harry à la page 80, il aura bien du mal a définir la date à laquelle le livre aurait été écrit. Il penchera probablement pour le début des années 20, tout en étant surpris que ce britannique ait si bien retenu les leçons proustiennes et de son l'adresse à distiller avec parcimonie les informations sur ses personnages, si bien que ce premier chapitre, très statique, est pourtant un parfait « page-turner ». Mais la fluidité de l'écriture et surtout son découpage cinématographique (on s'imagine être dans un film de James Ivory) lui fera penser in fine que l'ouvrage est plus récent que ce qu'il pensait en l'abordant.
Lorsque Harry questionne Cecil sur Rupert Brooke,* on ne peut saisir tout le sel de cette allusion, étant encore au début de l'ouvrage, c'est bien plus tard que nous nous apercevrons que le personnage de Cecil est en parti inspiré par Rupert Brooke, jeune poète à la beauté d'adonis, comme le déclare Freda. D.H. Lawrence, dans son panégyrique dédié à Brooke, le décrira comme un dieu grec lisant ses poèmes, vêtu d'un pyjama, à l'abri d'une ombrelle japonaise... Brooke mourut à la guerre sur le bateau qui le conduisait vers la boucherie que sera la bataille de Gallipoli, des suites d'une piqure de moustique! Autre ironie, alors qu' Il n’avait que dix-huit ans, il répondit à une question de son ami James Strachey; lefrère de Lytton Strachey, dont il est question dans le premier chapitre, du Bloomsbury Group, qui était tombé profondément amoureux de Brooke etqui lui demandait s’il approuvait la guerre: « Certainement, elle tue ce qui est inutile. ». Ce membre du groupe des Néo-païens était proche d’une forme de renoncement aux complications de la vie amoureuse. Les néo-paiens privilégiaient incontestablement l’amitié par rapport à l’amour. Ce qui n'empêcha pas Brooke d'avoir probablement des amants dont Charles Lascelles, qui selon certains critiques aurait été son seul amour. Cet ami de Brooke, qu'il connu dés l'adolescence, s'est plaint que le mythe héroïque du dévouement patriotique de Brooke ait été délibérément exagéré pour encourager plus de jeunes hommes à s'enrôler. Des générations d'écoliers ont appris les premiers vers de son poème le plus célèbre: The soldier. Brooke, comme Cecil Valance, a eu l'honneur de voir un de ses poèmes cité par Winston Churchill dans le Times... Comme « The Soldier » de Rupert Brooke le poème de Cecil Valance s'illustre comme une évocation d'un pays au bord d'un grand changement: « Un excellent exemple d'un poète médiocre qui entre dans la conscience commune plus profondément que plusieurs grands maîtres. »
La construction du deuxième chapitre, titré mystérieusement Revel, est identique à celle du premier. Là encore, le lieu est immédiatement défini. Nous sommes à Corley, la luxueuse demeure de la famille Valance. Mais l'on comprend vite que les cartes ont été rebattues depuis la fin du premier chapitre. Daphné est dorénavant la maitresse des lieux et mère de deux enfants dont l'ainée Corinna, doit avoir une dizaine d'années et, Wilfrid, le cadet, six ans (son attitude et ses réflexions fait penser pourtant qu'il est plus âgé). Une allusion à un hommage à Cecil apprend que celui-ci n'est plus de ce monde. On en déduit donc que Daphné a du épouser Duddley le jeune frère de Cécil que ce dernier avait rapidement évoqué au début du récit. Dès l'apparition de Duddley, le talent de l'écrivain, fait qu'assez inexplicablement on éprouve envers lui de l'antipathie.
Un long laps de temps s'est donc écoulé depuis que nous avons quitté les personnages du roman. Ce qui oblige, malin subterfuge de la part d'Hollinghurst, le lecteur a être attentif au moindre détail pour savoir quand se passe ce deuxième épisode; il l'apprendra progressivement. Dans les premières pages de cette seconde période qui sera comme la première autour d'un événement familiale. Réapparaissent Freda (59 ans à ce moment là) et Carla sa cacochyme amie allemande. Dés le début du chapitre George est évoqué. Mais que sont devenus les autres protagonistes et en quelle année sommes nous? Presque inopinément, au détour d'une phrase on apprend que Duddley qui paraît hésiter entre le statut d'écrivain et celui de gentleman farmer, est revenu blessé de la guerre, d'où sa claudication et que Daphné y a perdu un frère. George étant attendu pour la réunion familiale on en déduit que c'est ce pauvre Hubert qui est mort au champ d'honneur.
De nouveaux personnages apparaissent: Eva Riley, la décoratrice d'intérieur qui modernise Corley (Elle a le même nom que Charles Ryley, le narrateur de "Retour à Brideshead" qui lui aussi, à sa manière, décore Brideshead). Sa proximité avec Duddley peut faire penser qu'elle ne fait pas que redécorer le salon... La description de sa tenue permet de dater le chapitre. On se situe aux alentours de 1925, soit une douzaine d'années depuis l'instant où nous sommes entrés dans l'intimité des Sawle. Plus loin on nous apprend que nous sommes dix ans après la mort de Cecil, ce qui situerait cette réunion commémorative entre 1924 et 1928. Puis à la page 207 grâce à l'inscription sur le monument funéraire de Cecil, nous apprenons que le « héros » a été tué en juillet 1916. Le chapitre 2 se déroule donc en 1926 soit très probablement treize ans après les évènements narrés dans le premier chapitre. En conséquence Daphné a 29 ans et George, maintenant universitaire à Birmingham 33, 34 ans. Décrit comme une mère terrifiante par Cecil au début du roman nous rencontrons également Louisa Valance que les deuils semblent avoir adoucie. George, qui selon Cecil, son amant, avait le con de la femme en horreur s'est pourtant marié avec Madeleine; alors que Freda, elle, n'a pas convolé avec Harris comme il était envisageable au premier chapitre. Le pivot de cette réunion, elle a été organisée pour lui, est Sebby Stokes, la cinquantaine élégante et efféminée. Il est l'exécuteur testamentaire de Cecil. Stroges l'a pourtant rencontré que furtivement lorsque Cecil était étudiant à Oxford puis à Londres quelques jours avant sa mort. Stroges désire lors de cette réunion interrogé tous ceux qui ont connu Cécil en vue d'écrire sa biographie. George tremble de crainte que lors des investigations de Stroges la véritable nature de sa relation avec Cecil soit découverte. Mais on peut penser que la venue la plus importante est celle de Revel (puisqu'il donne son nom à ce deuxième chapitre), un très jeune (il a 24 ans) décorateur de théâtre lancé qui ne laisse pas indifférente Daphné... et peut être George (il y a du Duncan Grant, le peintre du groupe de Bloomsbury chez Ralph). Il y a enfin Wilke le fidèle majordome des Valance qui en sait long sur Cecil...
La troisième partie dans son entame désarçonne complètement le lecteur qui se retrouve parachuté bien loin de Corley qu'il vient de quitter. Il se retrouve dans une agence bancaire où travaille un certain Paul Bryan, jeune guichetier (23 ans) fraîchement embauché, à qui on demande, assez inexplicablement, de raccompagner son nouveau patron, monsieur Keeping, jusqu'à son domicile. Keeping depuis la guerre souffrirait d'agoraphobie. Sauf grande distraction de ma part avant cette page 325 nous n'avions pas fait leur connaissance! Dix pages après le début de « Hardi, les gars hardi », c'est ainsi que ce nomme le troisième chapitre, je ne suis pas certain qu'Hollinghurst est un grand sens des titres, nous avons un indice indiquant l'époque où nous nous trouvons puisqu'il est question d'un meuble à télévision en teck. On peut envisager qu'au moins trente ans sont passés depuis que nous avons quitté Corley. Nous avons un petit pincement au coeur réalisant cela, car nous aurions bien passé un peu plus de temps avec certains d'entre eux... Le seul point qui nous rattache dans un premier temps à la précédente narration, est que j'ai cru comprendre que le jeune Paul Bryant est plus intéressé par les hommes que par les femmes... D'autre part, ce n'est qu'une intuition mais peut-être que la maison des keeping n'est autre que les « Deux arpents » du premier chapitre qui aurait été rattrapé par l'urbanisation de la banlieue... A moins que les deux portraits victoriens sur dimensionnés par rapport au salon des Keeping soient ceux qui ornaient le hall de Corley et que cette madame Keeping à la taille épaisse ne soit autre que, des années plus tard, la petite Corinna Valance que nous venons de quitter? Voilà un exemple qui montre que « L'enfant de l'étranger » fait travailler l'imagination de son lecteur à la recherche de repère à chaque changement de chapitre. Bingo pour la deuxième hypothèse! Page 339, le prénom de madame Keeping est lâché et c'est...Corinna. On a appris avant que cette dame avait une nièce, Jenny Ralph, fille de son demi-frère: déduction Daphné a eu un deuxième mari (est-ce Revel? Mais ce dernier aimait également les hommes, comme semble-t-il la quasi totalité des mâle des ce roman). De son coté Corinna Keeping (Valance), au moment où nous la retrouvons, à deux grands fils étudiants, John et Jullian. Elle est par ailleurs professeur de piano, ce qui ne paraît pas être une progression sociale pour la fille de la maison Valance, d'autant qu'elle est mariée à un directeur d'une modeste agence bancaire. Cette madame Jacobs mère de madame Kitting n'est autre donc que Daphné dont on est à la veille de fêter ses soixante dix ans. Comme elle est née en 1897, nous sommes donc en 1967, soit 41 ans après la deuxième partie. Ce qui veut dire que bien des personnes que l'on y a croisées , ont disparues. Auparavant Jenny a fait la confidence que sa grand mère s'est marié trois fois. Page 345 on sait que le grand père de Jenny n'est autre que Ralph Revel, ce qui confirme qu'il a été le deuxième mari de Daphné. On a également des nouvelles d'un autre peintre, Mark Gibbon qui était l'un des invités de la sauterie à Corley en 1926 et qui est toujours de ce monde contrairement à Ralph Revel qui a été tué à la guerre (39-45). La trajectoire et ce qui est écrit des tableaux de Revel peut faire envisager que Rex Whistler pourrait être un modèle du personnage.
Tout aussi abruptement qu'a surgi Paul Bryant, voilà maintenant Peter Rowe, qui semble être professeur de son état... à Corley devenu un pensionnat. En ce qui concerne sa situation géographique, il faut attendre la page 373 pour savoir qu'il se trouve entre Londres et Oxford et à 20 km de cette dernière ville. La maison des Keeping ainsi que la banque de où travaille Bryant se situent non loin de Corley. Les deux jeunes hommes tomberont en sympathie (et même un peu plus que cela) lors d'une fête organisée chez les Keeping pour les soixante dix ans de Daphné. Dans cette réunion nous auront des nouvelles, bonnes de George et de Madeleine vieux couple d'universitaire retraité qui semble heureux. Ils ont écrit un ouvrage sur la vie quotidienne en Angleterre au XX ème siècle qui a eu une audience importante, et un peu moins bonne de Wilfrid qui a 47 ans semble le parfait looser.
Peter saisit le fait que Paul soit un grand admirateur de l'oeuvre de Cecil Valance pour l'inviter à lui montrer le tombeau du poète, ce qui vaut bien des estampes japonaises pour arriver à ses fins... Cette visite nous vaut un dialogue où transparait bien un certain cynisme de la part de Peter qui demande à Paul s'il connait le mémorial de Shelley à Oxford. Paul répond par l'affirmative ce qui entraine cette remarque de Peter: << Sans doute le seul portrait d'un poète qui nous montre sa queue.>>.
le mémorial de Shelley à Oxford
Cette fois au début de la quatrième partie nous savons immédiatement où et quand nous sommes et connaissons les deux personnages que nous y rencontrons d'emblée. Nous sommes en 1979 à Londres. Paul, qui écrit sur Cecil, sort d'un cocktail littéraire. Il pleut. Il tombe sur Daphné qu'il n'avait pas revue depuis dix ans et qui lui paraît bien miteuse. Il évoque une double tragédie dont une des victimes est Corinna. Mais la plus grande surprise pour le lecteur dans cette entame, est d'apprendre que c'est Paul qui écrit sur Cecil alors que c'est ce que projetait de faire Peter dans les dernières pages de la troisième partie. Par rapport aux trois précédentes parties dans lesquelles les informations arrivaient au lecteur avec parcimonie, cette fois elles crépitent: Corinna Keeping est morte, il y a 3 ans, donc en 1976. Son mari s'est suicidé peu de temps après. Paul a quitté la banque. Il est devenu critique littéraire et ambitionne de devenir écrivain. Il habite Londres. Contrairement aux trois premières parties qui étaient construites autour d'un événement festif et ne débordait guère la durée de celui-ci, la quatrième a une construction plus lâche et se déroule sur un laps de temps plus long. On y suit les recherche de Paul pour la rédaction de son livre sur Cecil. On y trouve un livre dans le livre avec des extraits des mémoires de Duddley auxquels s'ajoute divers documents dont des lettres de Cecil.
Les investigations de Paul font réapparaitre le personnage de Jonah, âgé cette fois de 81 ans et lors de leur entrevue celui de Harry Hewitt mort depuis longtemps. Toujours à la faveur de son enquête sur Cécil, c'est Duddley qui surtout se révèle dans cette séquence dans laquelle le romancier ne manque pas de faire une satire des milieux universitaires et littéraires, en particulier en décrivant les affres des biographes... A chaque fois que Paul est sur le point d'apprendre un détail croustillant sur la vie du poète, un importun vient stopper les confidences de son interlocuteur. Par le biais de cette situation récurrente l'humour prend place dans la saga.
La cinquième et la dernière partie est beaucoup plus courte que les autres. Elle reconduit la construction des trois premières. Elle s'articule, encore une fois, autour d'une réunion. Celle en hommage à Peter Rowe (1945-2008) quatre mois après sa disparition (nous sommes donc en 2008). Peter Rowe est devenu, depuis que nous l'avons quitté, un célèbre homme de télévision, producteur et présentateur d'émissions culturelles. La cérémonie funèbre a lieu dans la salle d'apparat de son club. Le lecteur la vit à travers le regard de Rob, libraire en bibliophilie que nous avions aperçu dans la partie précédente. Rob est assis à coté de Jenny, devenue une universitaire réputée, spécialiste de la littérature française du XIX ème siècle. Quant à Paul, On découvre qu'il a écrit sa biographie de Cecil Valance qui a fait scandale. Sur sa lancée il en a écrit de nombreuses autres. Il est désormais âgé de 64 ans. La cérémonie donne l'occasion aux anciens amis de Peter de s'exprimer publiquement sur le défunt et par cette entremise Hollinghurt raille le milieu intellectuel britannique qu'il connait si bien, nous sommes alors du coté de David Lodge... La fin est assez démoniaque et instaure un suspense haletant que les thèmes du roman ne pouvait laisser prévoir. Il témoigne d'une extaordinaire habileté de la part du romancier.
Comme je vous l'ai déjà écrit au début de ce billet, tout ce que vous avez lu ci-dessus est un journal de lecture rédigé au fur et à mesure que je découvrais le roman. Je n'y suis plus revenu ensuite. Ce qui vient maintenant relève plus de la critique et de l'analyse.
Le roman est divisé en cinq parties. Elles même découpées en chapitres. Chacune de ces parties emmène le lecteurs à différentes époques, successivement: 1913, 1926, 1967, 1979, 2008. Chacune est un petit roman qui pourrait se lire séparément. Chaque histoire a des personnages communs avec les autres et nous donne des informations lacunaires sur leurs devenir ainsi que sur celui d'autres personnes pendant les laps de temps qui séparent les parties entre elles. C'est pendant les intervalles qu'a lieu la plupart de « l'action », décès, mariages, naissances... Ils surviennent comme en coulisses, entre deux « époques ». Cette construction n'est pas sans rappeler celle de « La cartographie des nuages » de David Mitchell. Curieusement Hollinghurst a été en compétition avec Mitchell par deux fois pour l'attribution du Booker price. On peut également penser quant à la structure du roman à celle des pièces du théâtre classique français. On retrouve les cinq actes et le quasi lieu unique tout du moins pour les trois premières parties du roman. Ce qui n'est peut être pas fortuit puisque Hollinghurst est un traducteur en anglais de Racine...
Si le temps et la perception des êtres à travers son sasse est le thème principal de ce formidable travelling sur le XXème siècle anglais, il en aborde en mineur bien d'autres, comme la place des femmes, les rapports de classe, la difficulté de reconstruire une existence après les traumatismes de la guerre, la difficulté dans la recherche d'une vérité qui se refuse à être dévoilée, l'évolution de l'acceptation de l'homosexualité (En 1913, au début du roman Cecil et George sont obligé de cacher leur relation, alors que dans la dernière partie lors de l'hommage funèbre rendu à Peter, son compagnon prend la parole en public), le vécu de l'homosexualité (il est bien évident que l'attraction entre George et Cecil est amplifiée par son illégalité d'une manière qui ne fait que la rendre plus puissante), la transmission, le poids d’un héritage familial, les secrets de famille... A propos du secret, dans la quatrième partie, le lecteur en sait plus que Paul qui interroge les derniers témoins pour écrire sa biographie de Cecil, par exemple nous savons ce qui s'est passé entre George et Cecil, en revanche nous ignoreront jusqu'à la fin qui est le véritable père de Wilfrid. Cette différence de position du lecteur au sujet de certains points du récit où tantôt il en sait plus qu'un personnage et tantôt il en sait moins, est tout à fait original et donne un tremblé au roman, instaurant un doute permanent sur la véracité des propos tenus par les différents protagonistes.... Le mensonge, la manipulation, la vérité travestie sont très présent dans cette histoire. Que reste-t-il d'une vies quand les années ont passé: << Il exigeait des souvenirs, trop jeune qu'il était pour savoir que les souvenirs n'étaient que des souvenirs de souvenirs.>>.
La question de la mémoire est au coeur du livre, dans l'extrait qui suit, Hollinghurst fait preuve d'une lucidité sur son art qui n'est pas courante: <<"Elle éprouva un sentiment identique mais pire, d'une certaine façon, à propos des centaines et des centaines d'ouvrages qu'elle avait lus, romans, biographies, quelques livres sur la musique ou la peinture: elle avait tout oublié, de sorte qu'il devenait vain de même dire qu'elle les avait lus; les gens accordaient beaucoup de poids à ce genre de prétention mais elle se doutait bien qu'ils ne se appelaient pas davantage qu'elle-même. Il arrivait qu'un livre subsiste à la périphérie de sa vision, comme une ombre colorée aussi floue et irrécupérable que ce que l'on voit depuis la vitre d'une voiture sous la pluie.>>. L'histoire peut se lire comme une sorte de méditation ironique sur l'évolution de la mémoire littéraire. Il montre comment un poème nait et comment l'incident original qui aurait provoqué son écriture est « mythologisé » et comment ce mythe est officialisé. Vient ensuite la version révisionniste...
Ceux qui comme moi se désole de la décomposition de cette upper-class qui perd peu à peu une partie de ses privilèges et de ses maisons ne peuvent qu'adorer ce roman.
La continuelle apparition ex abrupto de nouveaux personnages est l'habile moyen qu'a trouvé l'auteur pour relancer l'intérêt du lecteur. Quand ils surgissent, ils sont tous mis sur le même plan et traités de la même façon, si bien que l'on ne peut prévoir s'il s'agit d'un personnage qui aura une grande importance dans la suite de l'histoire ou si il n'en est qu'un comparse éphémère.
De même le parti pris de le laisser dans le flou sur l'époque à laquelle se déroule les évènements, pour les situer on doit se contenter d'indice disséminés comme la description d'une tenue féminine par exemple, oblige a une lecture très attentive.
Cette fréquente indétermination du temps, alors que la saga de la famille Sawle se déroule sur fond de faits historiques qui bouleversent grandement son Histoire n'est pas sans rappeler le traitement du fleuve-temps par Proust. S'il est question dans « La recherche » de l'affaire Dreyfus ou de la Grande Guerre... aucune date précise y apparaît. Le temps est au centre de « L'enfant de l'étranger » puisque le thème principal en est l'altération que fait subir le temps à la perception que l'on a du passé, y compris pour ceux qui l'ont vécu.
J'ai été surpris par le patronyme de Valance et encore plus par le prénom de Louisa (de même que Freda) qui sonnent bien peu anglais, surtout pour une famille présenté comme aristocratique mais l'on comprend au deuxième chapitre que ce doit être une aristocratie de fraiche date, puisque Corley le manoir de la famille a été construit que vers 1875...
Le principal talent d'Hollinghurst est son habileté à construire son roman, déjà remarquable dans « La piscine bibliothèque » (Christian Bourgois, 1991, plongée sans fard dans le monde gay londonien de la fin des années 1980 ) et « La ligne de beauté » (on peut aller voir le billet que j'ai consacré à ce dernier roman: La ligne de beauté d'Alan Hollinghurst (réédition actualisée)), (deux de ses romans sont encore inédit en français. Messieurs les éditeurs...) même s'il abuse du principe qui est de construire chacune des partie de son roman, autour d'une grande réunion et d'en faire le climax de celle-ci. C'était déjà peu ou prou ainsi que s'organisait « La ligne de beauté » mais d'une manière moins flagrante.
Le plaisir rare que l'on a à lire un roman d'Holighurst est peut être du au fait qu'il est à la fois un fresquiste. Il balaye un siècle de l'histoire de l'Angleterre et met en branle une foule de personnage et qu'en même temps il est un miniaturiste qui décrit au plus près aussi bien une passion amoureuse qu'un détail d'architecture.
En ce qui concerne l'écriture proprement dite, elle est fluide mais un peu plate. Hollinghurst ignore comparaisons et autres métaphores. L'ensemble est un récit écrit classiquement à la troisième personne dans lequel s'intercalent des dialogues en quantité raisonnable pour un roman anglo-saxon dans lequel souvent ils prennent presque tout l'espace. Les narrateurs changent à chaque partie et même dans la partie elle même. Par rapport à l'écriture de ses deux autres romans (je ne considère que ceux qui sont traduits en français) il semble qu'Hollinghurst a cherché à réfuter les critiques qui ont été le plus souvent faites à son œuvre : qu'il n'est pas très intéressé par les femmes ; qu'il y a trop de sexe ; que son écriture est trop luxuriante ; que ses personnages ne sont pas sympathiques. Je regrette en ce qui me concerne qu'il soit resté si chaste et qu'il est abandonné le coruscant de son écriture. D'autre part je jamais trouvé ses personnages antipathique et pourquoi faudrait-il que des personnages de roman soient sympathiques?
Outre l'habileté de sa construction une autre force du roman est que le vieillissement de ses personnages, dans la suite des parties, illustre bien cette réflexion de Simone de Beauvoir qui écrit que lorsqu'un homme meurt, meurt à la fois, un enfant, un adolescent, un adulte et un vieillard. Sous entendant que le défunt a été des personnes différentes au fil des ans. Ce qui est pour moi patent et que pourtant on retrouve rarement cela dans les romans où le vieillissement d'un personnage ressemble souvent à ce que l'on voit dans les films qui retracent la vie d'une célébrité sur des décennies, soit un mauvais maquillage. La croyance dans la permanence d'un même être dans un corps qui ne cesse de se transformer durant toute la vie est une des grandes illusions de l'homme; la mettre en question est un des tabous de notre société. Mais combien d'adultes reconnaitraient l'enfant qu'ils furent s'ils le croisaient dans une rue? Comment prévoir que Wilfrid le perspicace garçon de six ans dans la deuxième partie deviendrait quarante ans plus tard, dans la troisième, ce paumé le nez fiché dans les étoiles ou que Daphné la jeune fille romantique convoitant l'autographe d'un poète en devenir serait au crépuscule de sa vie cette vieille femme perdue dans une rue de Londres. Mieux que Proust dans son « Temps retrouvé » Hollighurst qui décrit admirablement les métamorphoses de l'homme, fait ressentir combien on peut devenir étranger à celui que l'on a été...
Wilfred Owen
Il serait absurde et réducteur de réduire « L'enfant de l'étranger » à un roman à clés d'autant que mes connaissances font que je ne serais pas à même d'ouvrir de nombreuses serrures même s'il en était ainsi. Néanmoins il est difficile de penser que le personnage de Cecil soit sorti entièrement de l'imagination de l'auteur sans que celle-ci soit solidement nourri de figures historiques. Hollinghurst lui même nous met sur la piste de plusieurs modèles possibles. Si comme je l'ai écrit plus haut c'est celui de Brooke qui s'impose le plus naturellement en raison de la similitude de son parcours avec celui de Cecil (page 570, Hollinghurst prête malicieusement à Evelyn Waugh cette remarque sur Cecil: << Un épigone moins névrosé et moins talentueux que Brooke.>>). En revanche pour le devenir de l'oeuvre du poète et l'attitude de sa famille envers son homosexualité c'est plus à Wilfred Owen que l'on pense. D'ailleurs le romancier a fait un clin d'oeil à son lecteur en donnant comme deuxième prénom au malheureux Hubert, homosexuel honteux (?), celui d'Owen! Dans la quatrième partie Paul Bryan rencontre à l'occasion d'un cocktail le professeur Stallworthy (qui est effectivement dans la réalité le biographe d'Owen) dont il est dit: << dont la biographie de Wilfred Owen s'arrêtait en deçà des sentiments qu'Owen portait aux hommes>>. Wilfred Owen (1893-1918) est lui aussi un jeune poète anglais tué à la guerre. Après sa mort sa famille chercha à dissimuler son homosexualité, et détruisit de nombreux documents, notamment la majeur partie de sa correspondance. Alors qu'il n'avait eu que quatre de ses poèmes publiés de son vivant, il fut célébré comme l'un des grands poète de guerre. Le compositeur anglais Benjamin Britten lui rendit hommage en 1961 dans son « war requiem ». Quand on arrive à la quatrième partie qui est ancrée dans la vie et les pratiques littéraires des années 70-80, on se souvient que le livre est dédié au poète Mick Imlah, époque durant laquelle Imlah était très actif sur la scène littéraire Londonienne. Il est alors difficile de ne pas tripoter son petit trousseau de clés... la dernière partie du roman a pour épigraphe « personne ne se souvient vous, du tout » du poème d'Imlah « In Memoriam Alfred Lord Tennyson ». C'est Tennyson que lisait Daphné allongé dans son hamac dans le jardin des « Deux arpents »...
Cette fois ce n'est pas dans l'Histoire qu'il faut chercher des similitudes avec le personnage de Paul mais dans le précédent roman d'Hollinghurst « La ligne de beauté » dont le héros, Nick Guest à la même candeur, le même respect un peu envieux et la même admiration que Paul Bryan, du moins au début du livre, pour l'aristocratie. Malheureusement Paul est plus timoré que Nick ce qui devrait agacer quelques lecteurs...
Comme vous avez pu le lire ci-dessus, « L'enfant de l'étranger » contient de nombreuses allusions et parentés avec plusieurs oeuvres de différents écrivains. Certains sont nommément cités comme Ian Fleming, Angus Wilson, la lecture de cet auteur par Paul Bryants confirme qu'il est pédéraste << Il avait emprunté à la bibliothèque le dernier Angus Wilson, qu'il lisait à sa manière, son oeil inquiet sautant vers les passages où apparaissait Marcus, le fils pédéraste...>>. Mais il faut préjuger de rien sur l'avenir de Paul à ce stade du récit, tant les pédérastes dans « L'enfant de l'étranger » ont une forte propension à ce marier. On trouve aussi Agatha Christie, d'une façon amusante dans la deuxième partie. Hollingursth à ce propos n'est pas loin de l'anachronisme mais en 1926, la reine du crime a déjà publiée quatre romans. La parution du premier, La Mystérieuse Affaire de Styles date de 1920. Les protagonistes de ce deuxième chapitre sont attentifs aux nouveautés littéraires... En revanche, il est douteux que la pédagogue Margaret Ingham (1910-1999) ait pu inspirer un poème d'amour à Cecil. Elle avait six ans lorsqu'il est mort. Mais est-ce bien un anachronisme puisque c'est le très vieux George perdant la mémoire qui confie ce détail à Paul et puis c'est peut être une autre Margaret Ingham... On pourrait parfois croire que ce roman a été écrit d'outre tombe par Evelyn Waugh que c'est une sorte de « revisitation » de Brideshead cela ne commence-t-il pas commeune inversion du thème du célèbre roman de Waugh? L'outsider, l'enfant de l'étranger, est un aristocrate, Cecil, reçu dans une maison bourgeoise « Les deux arpents », une agréable villa victorienne à Stanmore Hill, dans la banlieue de Londres et il séduit toute la famille qui y réside, les Sawles.
Toujours traquant les anachronismes, à propos de Madeleine, l'épouse de George, je suis surpris qu'en 1926, en Angleterre, il y ait des femmes universitaires. Conscient du machisme de ma remarque j'aimerais, là encore, avoir des informations sur la place des femmes dans l'université anglaise dans les années 20...
Une question hautement littéraire et philosophique me tarabuste après avoir refermé ce livre: les membres de la gentry anglaise ont-!ls autant l'habitude que dans cet ouvrage de s'interpeler quelque soit l'âge et le sexe par le terme de « vieille branche » (old sheap en V.O, expression que les lecteurs de Black et Mortimer connaissent bien) qui sonne à mes oreilles d'une façon assez ridicule, surtout après la cinquantième fois, ou est-ce un tic de langage de l'auteur ou de son traducteur, Bernard Turle. Je ne sais d'ailleurs pas l'origine de cette expression. Peut-être qu'un fin connaisseur de la civilisation anglaise moderne doublé d'un linguiste, de passage en ces lieux, pourra répondre à mes interrogations en la matière? La vieille branche disparaît quasiment après la deuxième partie, ce qui voudrait qu'elle n'a pas survécu au Blitz!
En refermant ce livre de plus de 700 pages on se dit qu'il est trop court et que l'on serait bien resté un peu plus avec quelques personnages comme Harris ou Peter par exemple, j'aurais mieux aimé connaître Jullian, même si en quelques mots, il parvient à donner chair à chacun de ses protagonistes, le sens de l'ellipse d'Hollinghurt invite son lecteur à compléter la biographie de ses personnages. Beaucoup d'écrivain ce serait contenté d'exploiter la première partie où enseulement une centaine pages Hollinghurst réussit à jeter les bases de ce qui pourrait potentiellement devenir un roman enthousiasment autour de tensions familiales et sexuelles dans l'Angleterre du début du XX ème siècle. Mais, au lieu de se contenter d' explorer ces thèmes, Hollinghurst projette son roman dans le temps à un rythme étourdissant. C'est un bel exemple d'ambition littéraire.
Dans le chapitre « Revel », George répond à Sebby Strokes qu'il est historien et non un critique littéraire sur quoi, le biographe lui répond: << Je ne suis pas certain qu'il existe entre les deux une distinction si nette.>>. Il est bien évident qu'en cette réplique Hollinghurst parle de lui-même. N'est-il pas un critique régulier au Times Literary Supplement( comme Paul Bryan!) et cela depuis 1982!On peut considérer que le romancier fait aussi oeuvre d'historien en ressuscitant un siècle de l'Histoire de l'Angleterre par le biais de cette interrogation sur les manipulations historiques et ses faux-semblant. Mais il en était déjà ainsi avec « La ligne de beauté » (pour lequel Hollinghurst a eu le Booker Prize2004) qui est un saisissant tableau des années Thatcher.
* sur Rupert Brooke on peut lire le texte de Christian Soleil à cette adresse: http://www.monpetitediteur.com/librairie/images/425d.pdf