Lionel Soukaz
Réalisation: Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem
France 1978
Né en 1953, Lionel Soukaz était un complice des militants des mouvements de libération gay en France, comme Guy Hocquenghem, fondateur du FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire) en 1971 et dont les écrits ont servi de textes fondateurs à la théorie queer. Soukaz et Hocquenghem s'associent pour réaliser Race d'Ep (1979), un documentaire expérimental retraçant un siècle de représentation du désir gay. Le titre du film est un argot de rue français signifiant « homosexuel » ; le terme a été hurlé au narrateur hors écran (vraisemblablement Soukaz) alors qu'il « cherchait un urinoir notoire », une anecdote racontée dans le prologue de Race d'Ep . « Le cri était moins une insulte que mon appartenance à une autre histoire », déclare le chroniqueur. "Ce film veut visualiser cette histoire perdue."
C'est exactement ce que fait Race d'Ep dans quatre chapitres densément collés, commençant par la première décennie du XXe siècle, « la période de la pose ». Pour Soukaz et Hocquenghem, la figure marquante de l'époque est le photographe allemand Wilhelm von Gloeden, surtout connu pour ses études sur les éphèbes siciliens. Dans ce segment, les photos réelles de von Gloeden sont entrecoupées de recréations fantaisistes du studio de l'artiste et de ses modèles, les beaux jeunes hommes s'adonnant à des divertissements XXX en plein air lorsqu'ils ne sont pas immobiles devant une caméra. Les reconstitutions historiques ludiques se poursuivent dans le chapitre centré sur Magnus Hirschfeld, vaillant médecin et sexologue de l'époque de Weimar, avant que le film ne s'oriente vers des réflexions plus autobiographiques. À propos des années 1960, notre narrateur dit : « Le monde moderne était fait pour les orgasmes… Pour un jeune pédé, ces années étaient proches du paradis », son Arcadia illustré de scènes de gorge profonde et d'amour de groupe et accompagné d'une symphonie californienne. populaire.
La promesse utopique de ces années est cependant minutieusement remise en question dans l'épisode final, "1980", structuré autour d'une rencontre entre un séparatiste gay d'extrême gauche joué par Hocquenghem et un Américain enfermé interprété par Piotr Stanislas (une star du porno en France). ). Alors que les deux hommes se promènent sur les quais de la Seine et traversent le jardin des Tuileries et d'autres lieux de croisière parisiens, nous entendons diverses voix hors champ, certaines condamnant la complaisance homo-bourgeoise et l'assimilation (une stratégie formelle également déployée dans It de l'auteure allemande Rosa von Praunheim). Ce n'est pas l'homosexuel qui est pervers mais la société dans laquelle il vit.
Réné Shérer dans le role de von Gloeden dans Race d'ep
Ci-dessous la préface que René Shérer a rédigée pour la réédition du livre de Hocquenghem : Race d’Ep ! Un siècle d’images de l’homosexualité (Éditions la Tempête, 2018). Cet ouvrage publié une première fois en 1979, jumeau du film du même nom réalisé avec Lionel Soukaz
Race d’Ep ! Une interjection, un appel destiné à devenir une appellation, le nom d’une race, se substituant à celle que Marcel Proust, dans Sodome et Gomorrhe, qualifiait de « maudite ». Non biologique ni ethnique, ayant peut-être trouvé dans le jeu de mots, le calembour, une manière de s’identifier, de se nommer. Et l’on sait comment et combien importent les problèmes d’identification aux homosexuels d’aujourd’hui.
Identification proche de l’aveu avec ses relents de religiosité coupable ; et se mêlant à la jactance d’une sorte de fierté, la gloriole de s’affirmer tels : la gay pride.
En cela dans la notation d’un perpétuel va-et-vient résident, non seulement l’entrée en matière, mais le noyau même du contenu de ce livre, son sens profond ; sens toujours encore à présent implicite mais déclaré ici et analysé avec une particulière acuité. Étayé sur l’histoire, éclairé par elle.
Une histoire de l’homosexualité, donc, arrachée à la croyance simpliste d’une « nature » homosexuelle, voire d’un gène, et replacée dans son contexte chronologique, sociologique, culturel.
Oui, d’une certaine façon, une « histoire », (le « prière d’insérer » en quatrième de couverture utilise l’expression).
Toutefois, autrement et plus qu’une histoire qui implique toujours, avec une prétention à l’exhaustivité, au « sérieux » du récit, une forme de pesanteur académique, Guy Hocquenghem se plaît à la légèreté, aux bonds, aux raccourcis, aux collages et aux montages ; et, en ôtant au mot tout accent péjoratif, au papillonnement. Il vole et survole ; ce faisant entrouvre des fenêtres, des vues, fait percer des lumières.
Ce qu’il propose, en effet, est ce que je nommerais plutôt un « historique », c’est-à-dire une mise en perspective d’un siècle et demi à deux, un parcours vif, animé, illustré, à travers des hauts et des bas, des errances, des enthousiasmes de victoires éphémères et de tragiques défaites. Bref, les accents et tonalités d’une vie à laquelle il adhère et fait participer le lecteur.
Un historique, non une histoire, à la manière dont Roland Barthes pouvait, à propos de Charles Fourier, dans un domaine non tant éloigné de celui-ci car se rapportant aussi à la variation des mœurs, à leurs « phases », à la manière, donc, dont il pouvait opposer au système (absent) une « systématique » dans la logique du choix des temps forts et de leur exposition.
Et, en premier lieu, avant tout, cette pathétique inquiétude d’avoir à s’identifier, à se nommer.
J’aimerais ici, en commençant cette présentation, reprendre une manière de dire familière à un de nos amis, Alain Badiou, ami de Guy et de moi-même, en l’appliquant à ce « sujet » : « De quoi l’homosexualité est-elle le nom ? » Ou, pour parler comme les linguistes : dénote-t-elle précisément quelle chose de repérable, de fixe, ou ne fait-elle que connoter un domaine, une notion, des modes de comportement variables et mal définis ?
Un paradoxe que soulève ce livre et auquel il se tiendra.
Forme culturelle transitoire, l’homosexualité – c’est le premier paradoxe – nomme toutefois une réalité qui rappelle à la mémoire ses dénominations passées, plus ou moins tombées en désuétude, comme : invertis, sodomites, saturniens, uranistes ou encore, même, un « homoérotique » jusqu’à « l’invention » de 1864, en Allemagne, par le journaliste – Hocquenghem écrit médecin – Karl Maria Kertbeny – dit ici Benkert, du nom de son père. Mais peu importe.
Ce qui compte, ce qui importe, c’est que cette affaire de mot est aussi une affaire de chose. Que le mot « invention » dans son ambiguïté, sa plurivocité ou son indécision, signifie qu’on ne peut parler, pour les siècles antérieurs, littéralement, d’une « homosexualité », bien qu’ait existé, aient existé, l’amour entre hommes et le désir attirant entre eux deux corps masculins associés dans une incontestable homologie. Seulement, homosexualité, cela ne véhicule-t-il pas – ne connote-t-il pas, ai-je écrit déjà, une tout autre chose ; moins chose, d’ailleurs, que comportement, manière d’être. Statut social dont, au premier chef, c’est là son aspect positif, progressiste, si l’on peut dire, une avancée, la possibilité, en premier lieu, d’échapper au vice et à la pénalisation, à la morale et à la loi.
Avec l’homosexualité énoncée, on sort du juridique, du religieux, pour entrer dans le médical.
Pas encore dans le normal, cela n’adviendra que tout récemment, échappant au code universel de la médecine, et encore plus en théorie que dans les faits. Longtemps, on le sait, tout le champ ainsi prospecté et circonscrit restera dominé par les catégories du normal et du pathologique, du naturel et du contre-nature.
Et c’est là que se greffent l’ambiguïté et le paradoxe.
Inventé par un homosexuel, à l’intention des homosexuels, pour « libérer », dira-t-on par la suite, toute leur catégorie ou leur « race », le terme d’homosexualité aura, presque immédiatement son effet antagoniste, pervers : celui de les identifier, de mieux les désigner au châtiment des lois, à la vindicte de l’opinion.
Ce retournement pervers, le livre en fait son thème, avec toutes les nuances, les modulations qu’il mérite où, précisément, il est fait appel, tour à tour et simultanément, à « histoire » et « mémoire », « vécu » et « archive » comme on aime à dire aujourd’hui.
Je traverse au pas de course, car je ne saurais prétendre ici résumer le texte qu’on va lire, mais préparer à le faire, mais pointer seulement, dans ce jeu tragique, les allées et venues entre pénalisation et médicalisation, et les fluctuations d’une opinion publique en proie aux « affaires » propres à déconsidérer les homosexuels ainsi que les manipulations qui les accompagnent.
Il faudra y retenir essentiellement le rôle clef du docteur Magnus Hirschfeld, figure exemplaire de toute une période : celle des années 1900, jusqu’avant et immédiatement après la guerre de 1914-1918 ; retenir l’importance d’une « véritable explosion » (p. 56) d’une nouvelle « culture » d’orientation homosexuelle, à Berlin, surtout, et dans le mouvement prolétarien des « oiseaux migrateurs » – les célèbres Wandervögel – auquel a participé, en France, notre ami Daniel Guérin (ce point de jonction entre mémoire et histoire). Noter la persistance d’une « ouverture sur l’utopie », écrit Guy, débordant l’opposition simple du marxisme avec le capitalisme et dont la social-démocratie a su, alors, s’emparer.
Utopie car, en Allemagne, de même d’ailleurs qu’en Angleterre, la « question homosexuelle » restera bloquée pour longtemps. Verrouillée, dès la formation du premier Reich allemand en 1871, par l’article 175 instituant le délit d’homosexualité qui ne sera abrogé, on le sait, mais il vaut mieux le rappeler en toute occasion, qu’en 1994, cent vingt ans plus tard.
Race d’Ep !, le livre, le film, sont des œuvres de combat.
Un combat mené avec les armes de l’histoire, comme avec celles de la poésie et des arts.
S’y ajoute encore cette idée que le désir à lui seul ne suffit pas s’il n’y a, de plus, ce que l’on ne peut faire autrement que de nommer « sa vérité ».
Question d’une méthode que Guy utilise sans pesanteur, avec adresse, par allusion, plutôt, selon ses relations, soit littéraires, soit verbales, avec Guattari, Deleuze ou Foucault. Je résumerais, quitte à schématiser à l’extrême, en disant qu’après son étude manifeste précédente sur Le Désir homosexuel, qui visait à dégager l’homosexualité du médical, en l’occurrence la psychanalyse de Freud mais, tout aussi bien, d’un naturalisme hétérosexuel visant Wilhelm Reich, le passage à l’historique entrepris par Race d’Ep !, en tant qu’il organise ses paradoxes autour de la désignation, pose, outre celui du désir, le problème nouveau d’une sorte d’épistémologie « sauvage », insolite.
Y-a-t-il une « vérité » de l’homosexualité et, en ce cas, où la chercher, comment la définir ? Toutes ses condamnations historiques sociales ou individuelles, policières, judiciaires comme psychiatriques le supposent, l’affirment : c’est un mal, un vice, un crime ou une maladie ; donc à l’encontre de l’ordre social humain ou de l’équilibre du sain. Un mauvais usage du sexe. Car le sexe est bien, en ce cas, critère de vérité, paradigme. C’est le « dispositif » construit à partir de et autour de lui qui juge. Et l’on reconnaît ici le Michel Foucault de La Volonté de savoir.
Quand l’homosexualité devient « tolérée », son droit reconnu, c’est encore, en elle, le sexe qui triomphe. Il est toléré comme opinion, reconnaissance par la majorité des droits à l’expression de la minorité.
Et, certes, ce passage, cette conversion du jugement, n’est pas de peu d’importance.
Toute une partie du livre, peut-être la partie essentielle, frappera, je crois, en premier lieu, le lecteur et vise, d’ailleurs, à un effet d’opinion : la partie consacrée à la persécution politique, à la volonté d’éradication de l’homosexualité par l’holocauste nazi. Holocauste minimisé, souvent ignoré, car il fut, au sens propre, « indicible » ; car, en plus de la persécution ethnique et « raciale » qui a frappé les Juifs, s’ajouta celle, due à la morale, à la psychopathologie de la honte, de l’ignominie de l’avoir subie.
Oui, certes, cela est essentiel ; et l’on retiendra, on gardera comme un acquis définitif de la mémoire et de l’histoire, que les mouvements démocratiques, en l’occurrence, en Allemagne, la social- démocratie, ont été ceux qui ont soutenu l’homosexualité, ses droits à l’émancipation et à l’expression.
Peut-être, toutefois, si l’on s’en tient à cela, risque-t-on de passer à côté d’un autre aspect essentiel, plus essentiel si l’on peut dire, de l’inspiration première de Guy Hocquenghem : la réalisation de Race d’Ep ! dont il ne faut pas oublier que c’est aussi le titre du film réalisé en commun avec Lionel Soukaz, une œuvre de récits et d’images, une œuvre d’art.
L’écriture du livre étant contemporaine de la réalisation du film, sa parution exactement contemporaine du tournage (1979), il peut être tenu pour un « script » ; de même que Pasolini, par exemple, a donné de Théorème, de Porcherie, de Médée… simultanément la mise en scène et le récit. Nous n’avons donc pas affaire simplement avec ce livre à un ensemble de documents pour l’histoire du présent, comme je l’ai écrit en sous-titre de cette présentation : « Éléments pour une archéologie du genre », mais à une œuvre d’art à part entière.
Et il est pour moi hors de doute que Guy aurait récusé le mot de « genre », peu propre à rendre compte de l’ensemble, de son écriture, de son ton, de son style, aux consonances, à la résonance esthétique de façon prépondérante.
Oui, c’est un livre d’art, l’abondance des illustrations, leur valeur artistique, comme celles d’Elisar von Kupffer, de Wilhelm von Gloeden, d’Otto Meyer Amden, l’expriment assez. Et retentissent sur la signification, pour lui, d’une « homosexualité » dont il s’est constamment défié. Car cette variante des « Amours » (j’utilise ici une terminologie adoptée par Charles Fourier dans Le Nouveau Monde amoureux qui substitue à l’unicité de l’amour la multiplicité des « Amours ») est toujours exprimée, soutenue, plus que par des concepts, par des images ; celles-ci relevant aussi bien, au demeurant, des tendres et glabres kouroi d’Otto Meyer que de la barbe patriarcale de Walt Whitman ; de la séduction d’un naturisme classique que des artifices baroques des travestissements qu’affectionnait Stefan George.
CODA – TRAIT ULTIME
Que penser en dernière analyse, de cette « solution finale » (p. 167) qu’Hocquenghem voit s’amorcer au cours et surtout à la fin des années 1960 comme terme de la question de l’homosexualité, quand sa « reconnaissance » devient une normalisation, quand l’historique Rapport contre la normalité qui présida à la fondation contestataire du Front homosexuel révolutionnaire (FHAR) ne circonscrit plus d’objet perceptible, ni extérieurement, ni intérieurement. Quand il n’y a plus ni « folle » ni « gazoline », quand chacun, en son intimité, se veut et s’éprouve « normal ».
Un autre écrit de Guy, peu d’années avant sa mort, prononcé lors d’un colloque à Ljubljana, en ancienne Yougoslavie, soutenait une idée similaire. Cette fois sous forme de revendication : ne plus chercher une identification, que l’homosexualité soit normale et quelconque. Que l’homosexuel se fasse imperceptible ; de toute manière, il ne sera jamais indiscernable.
« Il n’y a pas d’indiscernable », vieille affirmation de Leibniz, chaque chose, chaque existence portant en elle-même la raison de sa différence ; mais il peut, il doit y avoir recherche d’imperceptibilité, affirmation et recherche deleuzienne (« devenir imperceptible » est-il écrit dans Mille Plateaux).
De venir imperceptible, c’est abandonner tous ces marqueurs désignant l’homosexuel aux autres et à soi pour atteindre son intimité réelle, son « chiffre » irremplaçable qui constitue l’ineffable de son être, sa singularité.
Ce qui définit, ce par quoi l’on peut se définir, non s’identifier mais se réaliser, être au sens propre, ce sont des traits singuliers, appartenant à tous, autant qu’à soi-même. Relevant, hors de l’unité du sujet, d’une multiplicité bien plus riche qui me traverse et me lie intérieurement au monde, à l’universel.
Alors, débordant ce moi – qui « ne m’a jamais beaucoup intéressé », écrira ailleurs Guy Hocquenghem –, Je prendrai naissance.
René Schérer
2018
Interview
de VICE (France)
Interview de Lionel Soukaz par VICE
Vice : Par où as-tu commencé ? Cinéma ou homosexualité ?
Lionel Soukaz : Le Film ! L'homosexualité n'était pas évoquée à l'époque. Je suis né en 1953 et l'homosexualité était considérée comme un fléau social. Dans les cours d’école, tout le monde disait « merde, merde » mais c’était un non-dit terrible. Nous n'en avons jamais parlé, même les parents. Bref, nous sommes en 1953, l'année de la mort de Staline et du cinéma… Le cinéma que j'ai toujours aimé, car ma mère prenait des photos et elle organisait des diaporamas le dimanche. C'était ennuyeux, mais c'était bien. Et j'ai vraiment commencé à fréquenter la cinémathèque vers 1967. Puis 1968 tombe sur moi, j'ai 15 ans et c'est le grand bouleversement. Avant, j'étais comme mon père, plutôt gaulliste, mais avec tous ces événements, j'avais envie de rencontrer d'autres garçons.
C'était le bon moment ?
Pas vraiment. 1968, c'est très machiste. Les femmes cuisinent pendant que les hommes jouent au Che Guevara, et les pédés sont très mal vus. Hocquenghem raconte dans un entretien au Nouvel Observateur en 1971 qu'il a été contraint de renier à trois reprises son identité de Saint Pierre, car si tu étais homosexuel, tu étais une merde. Je me souviens des amants communistes que j'avais à l'époque ; Ils en parlaient comme d’une « déviance bourgeoise » sans avenir.
J'ai entendu ça aussi. J'ai l'impression que tout se mélangeait naturellement pour vous, le cinéma et la sexualité.
Oui, parce que le cinéma est très lié à la sexualité. On y va avec ses amies, on se masturbe en regardant des films pas forcément sexy, mais bon. Avec l'apparition du cinéma érotique, on fait ses premières expériences, on se fait traîner par des vieux messieurs… Il y a eu une gêne car je savais que j'étais homosexuel, mais j'ai appris plus tard que mes potes hétérosexuels baisaient ensemble. Mais pour moi c'était important et bien plus dur à admettre, je baisais beaucoup moins qu'eux et je passais mon temps à tout refuser.
Vous saviez qu'il y avait un cinéma homosexuel ?
Bien sûr, mais il n’y avait pas beaucoup de films à l’époque. Dans le cinéma hollywoodien, l'homosexuel était toujours l'alcoolique, l'impotent ou les deux à la fois. Dans Soudain l’été dernier par exemple.
Est-ce pour montrer la vérité que vous êtes allé à la réalisation ?
Pas au début en tout cas. Dans mes tout premiers films en Super 8, je jouais droit. Dans Ballade pour homme seul , je filme mon copain de l'époque et j'essaie de me déshabiller, mais en fait c'est un film sur l'écologie. Quand je fais Chausey Paris en 1973, c'est la grande époque du 8mm, ça pique l'oncle de la caméra, ça facilite tout, et personne ne peut censurer. C'était un long métrage et je jouais encore l'hétéro qui pose des questions. Dans le scénario j'ai essayé de sous-entendre l'homosexualité du personnage mais j'ai vite abandonné car quand les acteurs ont appris que j'étais homo, ils se sont moqués de moi en jouant de la tarlouze au téléphone. C'était très difficile à gérer.
Qu’est-ce qui vous a permis de le dire aux gens, alors ?
C’est avec le Front homosexuel d’action révolutionnaire en 1971 que l’on a pu en dévoiler un peu. Avant, il y avait un groupe qui s'appelait Arcadie, où on pouvait danser le dimanche après-midi si on avait une cravate et qu'on ne s'embrassait pas. Mais le FHAR a tout fait exploser. Des intellectuels comme Daniel Guérin, Françoise d'Eaubonne et Hocquenghem qui écrivaient à l'époque en tout ! Avait rédigé le manifeste. Du coup, des jeunes sont venus de toute la France pour s'embrasser et vivre enfin leur homosexualité. En fait aux Beaux-Arts, c'était une grosse partouze.
Vous étiez aux Beaux-Arts ?
Non, j'avais 18 ans, il m'était interdit de rester dans ce monde, la majorité était à 21 ans. Je me suis caché dans les toilettes. Il y avait des RG partout et il fallait toujours se cacher.
Les toilettes étaient-elles un bon plan ?
Oui. Les policiers français auraient pu mettre des caméras dans les toilettes pour nous surveiller. A l’époque, ça craquait partout. Merci au mouvement féministe, car elles ont été les premières à revendiquer la sexualité, en matière d'avortement, de contraception, etc. D’ailleurs, le FHAR était mitigé au départ. Puis ça s'est rompu. Comme tout le reste. Les femmes reprochaient aux gars de penser au cul. C'est vrai que c'était le bordel. C’est un mouvement qui a disparu aussi vite qu’il est apparu.
Hocquenghem tu l'as rencontré comment ? C'est grâce à lui que vous démarrez la Race of Ep ?
Les premières années, c'était juste une connaissance. Il était au FHAR, j'étais folle amoureuse de lui, je lisais ses livres sans tout comprendre, mais j'ai compris que le problème n'était pas l'homosexualité mais l'homophobie. Son discours a été très influencé par Deleuze, qui était son professeur et ami. En 1969 il y a eu la création de l'université de Vincennes et j'y suis allé, mais plutôt pour fumer des joints. Il se passait trop de choses chez Deleuze mais j'ai pu le rencontrer plus tard, avec Michel Cressole, Gilles Chatelet, François Chatelet, Foucault et toute cette bande. J'étais enfant à l'époque. J'y allais parce que tout le monde en parlait.
Et vos premiers films partent de là ?
Oui, j'ai repris des extraits de Co-ry, des textes de Hocquenghem, Scherer et Tony Duvert Matzneff. Tous ces écrivains qui parlaient de choses dont on ne peut plus parler maintenant. C'était aussi l'occasion de faire des choses que je pouvais montrer à Guy – il faut savoir que tout le monde était amoureux de lui. Il était sublime et il parlait bien. J'ai eu plusieurs occasions manquées et il m'a fallu attendre qu'en 1976 un amoureux m'invite chez un producteur de France Culture après avoir diffusé Sex Angels dans un festival dans une maison près d'Avignon. Et que se passe-t-il ? Guy Hocquenghem.
Plutôt cool.
Nous avons discuté toute la nuit, je lui ai montré le début de mon film. Je pense que cela l'a intrigué. Je lui ai dit que je voulais adapter Bird of the Night qu'il avait écrit avec Bory – c'est devenu plus tard la dernière partie de Race Ep . Et il a décidé de me raconter le début de l'histoire, l'invention du mot homosexuel en 1860, etc. Avec un peu d'aide du CNC et de tous les copains de Guy, nous avons pu réaliser les trois premières parties. C'était une chance fabuleuse de les rencontrer et un malheur de les perdre si vite.
La Course de l'Ep est le premier film-essai comme celui-là qui revient sur l'histoire de l'homosexualité ?
C'est possible, oui. C'est au même moment que Foucault publie L'Histoire de la sexualité , le premier volume de son Histoire de la sexualité .
Vous étiez impliqué dans le FHAR ?
J'étais trop jeune. J'ai vu ça de loin, j'ai lu, et ça m'a autant excité qu'effrayé. J'étais à la manifestation du 1er mai 1971 et c'était super de voir Hélène Hazera, Genet aussi. Pas Jean Genet, hein, Philippe Genet ! Enfin Jean Genet que j'avais lu, il était un peu notre grand mentor. Hocquenghem l'avait déjà rencontré, mais pas moi. J’en ai eu l’occasion mais j’étais trop intimidé. Mais je lisais Genet, Hocquenghem, Bory qui fut prix Goncourt et l'un des premiers à faire son coming-out sur un plateau télé. C’était incroyable, surtout à une époque où il n’y avait que deux chaînes. Je l'ai vu à ce moment-là, je me suis tourné vers un de mes amis avec qui j'ai regardé et je lui ai dit : « Je suis aussi un pédé. " Il est parti. Je ne l'ai jamais revu. A l'époque pour être pédé, il fallait abandonner tous ses amis, toute sa vie d'avant – et c'est ce qui m'est arrivé.
Côté télé, Jean-Edern Hallier avait pris fait et cause pour l'homosexualité sur un plateau d'Antenne 2 à l'occasion de la sortie de La Course de l'Ep .
Ah, ah, oui, c'était drôle. C'était la première d'un spectacle de Lionel Chouchan qui faisait suite à un film de James Dean. Très petite pub, et le spectacle commence avec Les Charlots en fond, et nous en premier : Jean-Edern, Hocquenghem et moi. Jean-Edern participe alors à un délire poétique autour de l'homosexualité, Guy enchaîne et j'vais contre la censure de Race Ep a été touché. Chouchan a été convoqué le lendemain et il n'y a pas eu de suite, c'était le seul et unique spectacle. Les Charlot étaient surpris mais après le spectacle, il y en a un qui est venu vers moi et m'a dit : "Ah mais tu sais j'ai rien contre, bien au contraire..."
Ah ah. Outre Kenneth Anger et Jean Genet, qui vous a inspiré pour vos films ?
Gérard Blain, le réalisateur qui a transformé les Amis. Un beau film. Molinier aussi, avec ses talons, me gênait beaucoup. Mais il n'y avait rien à partager à l'époque avec Anger, qui avait Fireworks . Cocteau l'avait montré à tout le monde en France. Mais ce que je ne savais pas, et j'ai appris par Hocquenghem (c'est aussi le sujet de Race Ep ), c'est que dans les années trente il y avait un mouvement très important en Allemagne, comme à New York et Paris – la fameuse Ville Magique des Années Folles . Mais le cinéma, pour moi, c'était les films qui avaient un carré blanc à la télévision, et la cinémathèque où on payait 1 franc pour voir tous les films. Ensuite je me suis occupé du ciné-club de mon lycée où je croisais Dziga Vertov, Eisenstein. Mais il n'y avait rien sur l'homosexualité, même si Eisenstein était gay, a dû décrypter Que Viva Mexico .
D’où l’envie d’en faire un festival ?
Frédéric Mitterrand avait déjà organisé un festival en 1977 aux Jeux olympiques de Paris, mais il n'y avait consacré que des films hollywoodiens et un film soviétique. Suite à cela, à La Rochelle, ont été regroupés avec Jean-François Garsi Cinémarges et les films Super 8 de Michel Nedjar. Banque de sperme , le film des Gazolines FHAR, ceux d'Isabel Mendelson… Du coup les Films affluèrent de partout. Et La Chanson d'amour de Jean Genet a toujours été interdite.
Par rapport à la législation de l’époque, ce n’était pas un sacré paquet de nœuds pour programmer un truc pareil ?
Oh oui ! Quand on a fait La Rochelle, on voulait appeler le festival « Ciné pédé, gouine et les autres », mais la commune de La Rochelle s'est jetée sur nous – et pourtant ils sont restés. On nous a dit : « Appelez ça « Images de déviance » parce que vous comprenez, votre titre ne passera pas… » Cela faisait partie de Cinémarges et c'était le début de tout. Finalement c'est vraiment tout ! , Le journal de 1971, qui fut le départ de tout, mais ensuite très vite, des groupes de libération homosexuels se sont développés un peu partout.
Vous en faisiez partie, indirectement.
Je parcourais les villages avec mes films 8 mm. Évidemment, nous n’avons pas toujours été très bien accueillis. Et bref, La Chanson d'Amour a toujours été interdite. Ce qui est drôle, c'est qu'à la base, cela a été interdit suite à une plainte de gardiens de prison qui n'aimaient pas se voir à l'écran en train de maltraiter un détenu. Et comme Genet avait été libéré de prison par Cocteau, il fallut le tenir en échec. On en avait un exemplaire au Collectif Jeune Cinéma et je l'ai passé à droite, à gauche. Pour revenir à la première question, la sexualité passait par le cinéma, le cinéma par la sexualité et tout ça était très lié. C'était ensemble dans les festivals et La Pagode a d'ailleurs été violemment réprimée lors de la deuxième édition.
La pagode ? Le cinéma des rombières du 7ème arrondissement ?
Oui. A l'époque c'était un cinéma qui appartenait à la Malle. C'est là que Salo Pasolini était absent. Alors que nous présentions des candidats homosexuels aux élections parlementaires de 1978, c'était devenu pour nous un programme d'appui et le gouvernement ne l'a pas apprécié. La police a investi la fête, il y avait des RG tous les jours, ils enregistraient les débats. Interdiction du festival, saisie des films… mais j'en avais caché la plupart donc ils n'ont pris que ceux de Cocteau, qui avait des visas. Mais plus grave, c'est l'attaque d'une trentaine de fascistes masqués, Jeune Nation. Ils ont frappé les gens… Il y a eu des blessés très graves, dont le cinéaste Guy Gilles.
Un petit Stonewall à Paris.
A Stonewall, les travestis ont réussi à repousser les flics, mais c'est le contraire qui s'est produit. Nous avons été tabassés dans le noir par l'extrême droite alors que les flics étaient dans la cabine de projection. Cela a donné lieu à une manifestation rue Sainte-Anne où un fourgon de police a été renversé puis remboursé. Après cette histoire, les gens ont eu peur et le festival a basculé alors que la première semaine il y avait de très longues files d'attente – si je puis dire – dans la rue des ministères. C'était plein à craquer.
L’arrivée de la gauche au pouvoir a détendu les rangs, non ?
Disons que cela a permis de ne plus être considéré comme un fléau, mais cela a aussi apporté de nouvelles lois, la double peine pour les personnes ayant eu affaire à des adolescents et cette ambiguïté sur la majorité sexuelle. De nouveaux censeurs aussi. Ce fut surtout un espoir déçu avec l'affaire du Rainbow Warrior, l'affaire du Corail, l'éradication de l'extrême gauche par le PS. Tout le monde avait tellement attendu ce moment qu’une fois la gauche au pouvoir, il n’y avait plus de résistance.
Tant qu'on en parle, je voulais savoir si le FHAR était proche des mouvements situationnistes et des annexes.
Oui, dans l’utilisation de slogans et tout ça. Mais le situationnisme était là avant, tout comme le lettrisme et le surréalisme. Le FHAR était centré sur la révolte homosexuelle, ce n'était ni une école ni un mouvement artistique, même s'il produisait beaucoup, et il rassemblait des anarchistes comme Daniel Guérin. Et le situationnisme était très simple. A l'époque le pédé était vraiment le moins que rien, c'était l'ami des gitans, des Arabes, des hors-la-loi. Le FHAR nous a permis de nous prétendre pédés, gouines, transsexuels, fous, pervers, comme on appelait les noirs « nègres » avec les Black Panthers. Transformez l’insulte en fierté, rendez l’arme de l’exclusion pour la revendiquer. Mais la transparence totale a ses côtés pervers.
C'est-à-dire ?
Il y a une très belle phrase de Pasolini qui dit : « Les sex-shops ne sont pas une preuve de libéralisation mais du contrôle de l'État sur la sexualité des gens. Je me souviens que dans Actuel, Hocquenghem et Cressole avaient délivré un questionnaire pour connaître la sexualité de telle ou telle personnalité. Ils s'en prenaient à Deleuze et Deleuze s'était élevé en soulignant que c'était du fascisme que d'obliger les gens à être transparents sur leur sexualité. Guy (Hocquenghem) est revenu bien plus tard sur la double vie qu'il menait, l'importance d'avoir des amis différents, et surtout de ne pas avoir une existence monolithique. Hors de soi.
L'engouement autour des festivals gays et lesbiens vous réjouit ?
C'est très bien oui, et je les soutiens tous mais le côté « ghetto » m'ennuie un peu. Au Strange Festival, j’aime voir un public varié. Les films sexuels sont politiques, les films politiques sont sexuels, on ne peut pas les différencier comme on ne peut pas différencier la pensée du corps. Je pense avant tout que toute sexualité est une éternelle possibilité de changement.
Aujourd’hui, il semble que les travaux du FHAR et du GLH aient porté leurs fruits. Est-il encore nécessaire de se battre ?
En ce moment, je suis très proche de collectifs comme Existrans. Ce qui se passe aujourd’hui avec les transsexuels, c’est un peu ce qui se passait chez nous à l’époque. On assistait au rapport aux Arabes, à l'homosexualité, à une autre façon de vivre. Quand on voit aujourd’hui la femme contre l’homme et l’homme contre la femme, ils ont d’autres revendications, d’autres raisons de se révolter. On est loin d'Herculine Barbin, qui ne voyait pas d'autre solution que le suicide.
Pour retrouver Lionel Soukaz sur le blog: