Je me souviens d'un major
La France est le seul pays du monde où, si vous ajoutez dix citoyens à dix autres, vous ne faites pas une addition, mais vingt divisions.
Il y a à peu près autant d'imbéciles en Angleterre qu'en France; seulement l'imbécile Anglais est un imbécile tout court, tandis que l'imbécile Français est un imbécile qui raisonne.
Pierre Daninos, Les carnet du major Thompson
Six Feet Under une série d’Alan Ball (saison 1)
Beaucoup pense que la série qui a ouvert la voie au renouveau du genre est « Les soprano » même si je nie pas les qualité de cette série, elle est bien moins novatrice que sa presque contemporaine Six Feet Under.
Ne serait-ce que par son cadre qui immédiatement fait poser quelques questions cruciales en ce qui concerne cette série: Peut-on rire de la mort en la plaçant au centre d'un divertissement populaire diffusé régulièrement sur une chaîne réputée, HBO ? Peut-on franchement créer une série prenant pour vedette une famille spécialisée dans les pompes funèbres ? Plus globalement, peut-on sortir des diktats télévisuels pour offrir un programme novateur, intelligent dont le scénario peut tenir la dragée haute aux plus grandes histoires du grand écran ? Oui, 100 fois oui même. Il suffit juste d'avoir un homme de talent aux commandes !
Ce génie, c'est Alan Ball, scénariste du brillant « American Beauty ». Ne nous leurrons pas : malgré tout le talent de réalisateur de Sam Mendés et sa direction d'acteur sans faille, ce grand film de 1999 devait aussi beaucoup à la perfection du script et à la subtilité de son auteur. Perfection que l'on retrouve dans Six Feet Under, lancé juste après le triomphe aux Golden Globe et aux Oscars en 2000 d’American Beauty. Il faut dire qu'avec sa flopée de récompenses précoces, le bonhomme devient très courtisé par les studios. C'est pourtant vers la télévision qu'il se tourne, avec la farouche volonté de se venger d'un système de production qui l'avait autrefois broyé en imposant sa série personnelle. HBO étant réputée pour ses évènements télévisuels de luxe (la chaîne câblée diffusait également les Sopranos), elle accepte de laisser faire Alan Ball pour offrir une série anticonformiste et profonde. Le sujet principal est la mort. Les héros sont croque-morts de père en fils ? Pourquoi pas. Les épisodes n'ont pas de durée calculée pour s'insérer parfaitement dans la grille de programme ? Pas grave, on aménage les diffusions. Un véritable souci d'intégrité artistique qui offre même le luxe à Six Feet Under d'être diffusée sans coupure publicitaire ! Chaque épisode devient donc un petit film en puissance, avec une équipe de réalisateurs autorisés à apporter une touche personnelle (il n'y a pas un moule visuel) et de vraies prises de risques esthétiques.
Chaque épisode débute par la mort parfois presque amusante ou tragique d'une personne (ça va du nouveau né à la victime d'un accident de la route ou d’un crime raciste). Les héros sont loin des standards bien pensants. La plus grande audace réside peut être avec ces fausses publicités pour enterrements qui saupoudrent le pilote. Le sexe est abordé d…ans chaque épisode sans fausse pudeur. Les névroses américaines sont donc mises à nu avec une délicatesse inimaginable, les clichés sur la cellule familiale volant en éclat dès le premier épisode. Tout commence avec la mort accidentelle de Monsieur Fisher (Richard Jenkins), responsable d'une entreprise familiale de pompes funèbres qui laisse une famille endeuillée. La mère est tiraillée entre la culpabilité de l'adultère et le désir de poursuivre sa vie, la fille (Lauren Ambrose) est en pleine crise d'adolescence et a pour voiture un corbillard, le fils modèle tente tant bien que mal de masquer son homosexualité... Des personnages tracassés et torturés qui ont tous fuit la place que leur avait imposé la vie. Ils sont forcés de briser le silence dans lequel ils ont grandi.
Dans un sens, c'est un peu à la version télévisée (et donc plus complète et dense) d'American Beauty qu'Alan Ball nous convie. Claire n'est pas bien loin de Jane, Parker est un double à peine voilé d'Angela, Ruth (Frances Conroy que l'on retrouve régulièrement dans American horror story) est une version plus accessible de Barbara Fitts... Le sujet même de Six Feet Under est proche de celui d'American Beauty : un joli mode de vie américain mis à mal où les non-dits et les conventions noient tellement les protagonistes que ceux-ci cherchent une renaissance. La mort permet de donner toute sa valeur à la vie.
Alan Ball a investi énormément de lui-même dans cette série et cela se sent en permanence. Ayant vu sa sœur mourir à l'âge de 13 ans dans un accident de voiture, le scénariste entretient de toute évidence des liens profonds avec la mort et a de nombreuses questions auxquelles il aimerait donner des réponses. De même, son homosexualité longtemps refoulée permet d'injecter à David (Michael C. Hall qui trouvera ensuite la consécration dans le role principal de la série Dexter) des expériences aussi personnelles que le coming-out ou les plans culs d'un soir. Résultat, chaque thème est abordé de front sans pour autant tomber dans le graveleux. Par exemple, la mort d'un nourrisson est présentée en plan séquence subjectif avec beaucoup de tact, les cérémonies d'enterrements sont présentées dans toute leur nature grotesque (les fausses pubs du pilote), les désirs de chacun s'expriment par des ruptures brutales dans la narration par une séquence incongrue de comédie musicale ou les imageries iconiques de films, la sexualité des cinquantenaires est présentée avec réalisme, le milieu gay est montré dans toute sa diversité, la prise de drogue n'est pas accompagnée de couplets moralisateurs...
Tout au long des 13 épisodes de la première saison, le spectateur peut se projeter dans ces histoires par le biais, les thèmes universels comme l'abandon, la solitude, le désir affectif et sexuel ou le secret étant exploités intelligemment. Les personnages nous touchent parce qu'ils se cherchent, s'interrogent sur le sens de leur vie, sur ce qu'ils veulent... Il ne s'agit aucunement d'intrigues aux rebondissements obligés pour pousser le public à revenir chaque semaine et assurer l'audience mais bien d'une vision à peine scénarisée de la réalité, où les scènes les plus anodines (Ruth trouvant un vieux pot de compote pour bébé, David regardant un cadavre sur la table d'opération, Nate courant à perdre haleine) finissent par former un grand tout, bouleversant parce que proche du quotidien.
La saison 1 est d'une infinie cohérence parce qu'elle est la seule à presque se suffire à elle-même, car contenant un début et une fin. L'architecture des épisodes permet d'aller à un point A (une famille brisée) à un point B (le foyer réunit prêt à affronter les épreuves) en passant par une multitude d'équations à résoudre au plus vite. Le silence dans lequel chacun a grandi doit être brisé peu à peu pour que tous puissent sortir de l'ombre du père qui ne cesse de planer. Le paternel ne cesse de hanter les héros, comme s'il était la voix de leur conscience les tourmentant par le biais de détours dans la réalité altérée. Qu'il s'agisse de David voyant son père le regardant faire l'amour avec un homme en s'interrogeant sur celui qui fait la femme ou de Claire frustrée de ne pas avoir eu de liens plus proches avec ses parents, tous doivent apprendre à se connaître eux-mêmes pour s'accepter et se faire accepter des autres. Ruth se sent délaissée par ses enfants et veut retrouver le goût de la vie libre, Nate (Peter Krause) estime que sa vie à Philadelphie est ratée et retrouve le goût au plaisir dans les bras de Brenda (Rachel Griffiths), David essaye d'accepter son homosexualité et Claire est en proie à la classique crise d'adolescence en cherchant sa place parmi les camarades de lycée et se demandant ce qu'elle veut faire comme études.
Ces dilemmes intérieurs résolus, le season final pourra alors se conclure sur l'image positive d'une famille reconstituée et unie, où chacun a accepté l'autre. Le fantôme du patriarche peut alors s'en aller : il n'a plus besoin de veiller sur les autres qui sont désormais capables de prendre soin d'eux et de prendre le contrôle de leur vie. Le deuil de leurs doutes passés est terminé...
« Pourquoi faut-il mourir ? » demandera une femme à Nathaniel dans le dernier épisode de la saison. « Parce que cela rend la vie plus belle » rétorquera-t-il. Si le message paraît un rien convenu et déjà vu à ce stade de la série, il y a fort à parier qu'Alan Ball ne faisait là qu'exposer le début d'une longue réflexion à venir sur le sens de l'existence. Témoins ces portes ouvertes sur une suite (le braquage de Gabriel, la découverte de Nat sur sa santé) qui annoncent qu'après avoir accepter de vivre la vie, il faut aussi accepter l'idée de se prendre des coups et finir par mourir.