J'ai embarqué toute une après midi, grâce à Emmanuel Lepage sur le Marion Dufresne pour les Iles de la désolation dont les plus connues sont celles de Kerguelen. Un voyage au fil des pages durant lequel le lecteur-regardeur en prend plein les yeux. Il y a du Brenet, du Marin-Marie, du Nicolas de Stael, du Pierre Joubert et même de l'Alechinsky dans les dessins de Lepage, le tout sous le patronage conjugué d'Hergé et de Stevenson. Mais dans « Voyage aux iles de la désolation », il y a surtout de l'Emmanuel Lepage et c'est très bien comme cela. Un peu par hasard Lepage embarque sur le Marion Dufresne, le bateau ravitailleur de ces iles perdus entre l'ile de la Réunion et le bas du monde où il fait très très froid. Ces terres australes sont le terrain de jeu de nombreux scientifiques français.
Lepage décide de faire une bande dessinée et pas seulement un carnet de voyage de cette expérience. Et là est peut être le plus grand tour de force du « Voyage aux iles de la Désolation » qui n'est pas qu'une suite de superbes images mais une véritable narration fluide de cette extraordinaire aventure. La dextérité graphique extraordinaire de Lepage est au service de beaucoup d'humanité qui de temps en temps est pimenté d'humour. Parfois la réflexion se fait profonde et puis une anecdote vient alléger le propos. Pendant 160 pages Lepage nous raconte à la première personne son périple, mais sans jamais se pousser du col, bien au contraire, il n'a de cesse que de pousser au premier plan ses compagnons de voyage, d'une grande diversité, il y a des scientifiques de diverses obédiences, des marins bien sûr, des ouvriers, des cinéastes, un peintre, des dockers, des hauts fonctionnaires et même un sénateur, avec beaucoup de tendresse. Cette équipée n'est pas toujours rose. Si je ne suis pas certain que Lepage ait réussi à dessiner l'odeur des otaries, critère de qualité d'un dessinateur pour le météorologue de l'expédition en revanche il a réussi, sans se représenter à peindre en neuf cases son mal de mer.
Quand il pose son sac à terre sur ces ilots inhospitaliers pour l'humain, Lepage se transforme en un grand peintre animalier. La double page sur laquelle il a représenté une colonie de manchots est somptueuse. Elle donne envie de voir les originaux quelle belle exposition cela ferait.
Lepage utilise de multiples techniques pour transcrire ses émotions. C'est avec un égal bonheur qu'il se sert tantôt de l'aquarelle, tantôt de crayons de couleur ou encore de craie grasses ou de fusains.
« Voyage aux iles de la désolation » est un livre d'art qui se transforme constamment en un documentaire sur les terres australes et leurs habitants tant animal qu'humain. C'est aussi entre autres un livre sur la recherche et ses vicissitudes, sur la difficulté du métier d'artiste et surtout une délicate exploration de la nature humaine. Au détour d'une page on découvre également des morceaux méconnus de l'Histoire des explorations. Il y a tout cela dans cet album qu'il ne faut pas hésiter à qualifier de chef d'oeuvre.
Indépendamment de son immense qualité, j'ai lu ce livre avec une émotion particulière, car, lorsque j'avais un peu plus de vingt ans, j'ai failli partir pour les iles Kerguelen dans le cadre du C.N.R.S., et plus particulièrement pour le Groupe de Recherche Ionosphérique. A l'époque où le séjour était encore plus rude qu'aujourd'hui, pour être envoyé la-bas, il fallait passer de nombreux examens de santé et surtout de très nombreux tests et entretiens psychologiques où l'on étudiait si le prétendant pouvait supporter les lourdes contraintes d'un séjour coupé du reste monde durant de long mois, dans une communauté réduite, dans une iles au climat inhospitalier. Lepage évoque d'ailleurs sans ambages les tensions qu'il découvre au sein des différents groupes qu'il rencontre. Après tous ces contrôles, j'ai été jugé « bon pour le service ». Au moment de signer mon engagement, je me suis dégonflé, adieu donc le C.N.R.S, car le séjour aux Kerguelen était le passeport pour y être engagé.
Voyage aux îles de la Désolation, Emmanuel Lepage, éditions Futuropolis, 2011