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Dans les diagonales du temps
2 mai 2020

Le cercle de Farthing de Jo Walton

 

Le cercle de Farthing de Jo Walton

 

Il y a plusieurs manières de mettre en place l'uchronie dans un récit. Une des plus importantes est le choix du narrateur qui donnera l'angle d'après lequel le lecteur découvrira l'univers parallèle que propose l'auteur. Comme Jo Walton, a choisi le biais du roman policier pour nous faire entrer dans un monde dans lequel d'ailleurs, on ne perçoit pas immédiatement que ce n'est pas le notre, ses narrateurs, ils sont deux, c'est une des originalités du récit, sont d'une part un inspecteur de police, Peter Antony Carmichael qui enquête sur un crime et d'autre part, Lucy Kahn, la fille du châtelain, en délicatesse avec sa famille pour avoir épousé un juif, David Kahn. Ainsi nous auront les points de vue de l'investigation et d'un suspect. C'est très habilement que l'auteur va mêler ces deux voix dont l'une ne sait pas ce que sait l'autre et vice et versa.

Dans les premières pages on croit lire un bon vieux roman d'Agatha Christie ou de Dorothy Sayers ou plutôt un pastiche un brin parodique des ouvrages de ces dames. On pense beaucoup aussi au beau film de Robert d'Altman, "Gosford Park", notamment pour les rapport entre les classes sociales.

Nous sommes en 1949 quelques années après la fin de la deuxième guerre mondiale. Lord Eversley, dans sa propriété, a réuni pour une garden-party des amis politiques, la veille d'un scrutin important. Ce sont les membres du Cercle de Farthing (2), un courant du parti conservateur. La nuit suivante un des invités est assassiné dans ce château situé dans la grasse campagne verdoyante du sud de L'Angleterre. La victime, Sir James Thirkie, est un homme politique de premier plan. Sur son cadavre a été laissée en évidence l'étoile jaune de David Kahn. Ce qui fait de ce dernier un coupable tout désigné. Lucy est convaincue de l'innocence de son mari...

Dès les premières pages le lecteur est surpris de l'antisémitisme de nombreux personnages et de la centralité de la question juive. On comprend alors que nous ne sommes pas dans notre Histoire. Mais c'est avec beaucoup de parcimonie que l'auteur nous délivre des informations sur cette autre Histoire. C'est vers la 80 ème page que l'on apprend qu'Hitler est toujours de ce monde et que les nazis sont toujours en guerre contre les soviétiques: Ils se disputent Irkoust qui change de main presque chaque jour... Par bribes on comprend que l'Angleterre a négocié une paix séparée avec l'Allemagne à l'occasion du voyage impromptu d'Herman Hess en Angleterre. Dans cette Histoire, les propositions du dauphin d'Hitler ont été prises au sérieux. Sir James Thirkie a été le principal négociateur de cette « paix dans l'honneur ». Ce n'est qu'à page 113 du roman, que nous auront des révélations sur cette fameuse paix...

Les deux personnages principaux, Lucie Kahn et l'inspecteur Carmichael, sont très différents. Ils donnent deux regards contrastés sur le crime et l'époque. Lucie Kahn née Eversley a défié sa famille en épousant un juif, David Kahn. Elle est l'une des invités du raout organisé par sa mère pour aider la carrière politique de son père. Elle a été surprise de cette invitation car elle est habituellement tenue à l'écart du fait de sa mésalliance. Au début de son récit, elle nous apparaît comme une sacrée gourdasse, puis peu à peu nous allons nous apercevoir que derrière la femme frivole se cache une révoltée très amoureuse de son mari. Cette évolution est assez surprenante. Elle peut être tenue pour un défaut du livre qui en raison du manque d'empathie que l'on a au début avec Lucie. Ce qui fait qu'on a de la peine a accrocher à cette histoire, mais heureusement cela ne dure pas.

Carmichael est tout le contraire de l'extravertie Lucie. Secret et introspectif, il vient d'un autre milieu que celui des gens sur lesquels il enquête. Il est aussi originaire d'une autre région, le nord de l'Angleterre, ce qui est plusieurs fois rappeler dans le cours du récit. Le lecteur français peut être surpris de cette insistance. Il semblerait à lire Walton que les gens du sud tiennent en piètre estime ceux du nord. Un autre détail à ce propos a attiré mon attention. Sur une page de garde, sous le titre, on peut lire: traduit de l'anglais (Pays de Galles) par Luc Carissimo. Y aurait-il un sous texte régionaliste chez Jo Walton? L'inspecteur Carmichael est aussi un ancien combattant. Il n'aimait pas particulièrement ceux qui penchaient pour une paix séparée avec l'Allemagne ni l'orgueilleuse gentry anglaise. Néanmoins il éprouve de la sympathie pour Lucie et son mari, peut être parce que lui aussi est secrètement un réprouvé...

Ce qui caractérise le genre uchronique est la mise en évidence d'un point de divergence avec notre Histoire, l'instant ou ce qui a été n'et pas advenu ou a eu lieu d'une façon différente, infléchissant l'Histoire. Le point de divergence est toujours précédé du si... Dans le cas présent c'est, si... les anglais avait pris en considération la tentative de rapprochement et de paix séparée entre l'Allemagne nazie et l'empire britannique que pouvait induire la visite, o combien inopinée, de Rudolf Hess (1). C'est un point de divergence intéressant mais en fait assez peu crédible pour plusieurs raisons. Tout d'abord Hess était encore plus piqué que ces petits camarades sectateurs de la croix gammée. En 1941 il était marginalisé dans l'organigramme nazi. Ensuite, si certes une petite partie de la classe politique anglaise était favorable à une paix avec l'Allemagne, il ne faut pas oublier qu'en 1941 l'Angleterre supportait à elle seule le poids de la guerre, cette petite frange de la population ne faisait que diminuer en raison du blitz qui avait soudé la population anglaise dans son hostilité à l'Allemagne. Et puis Churchill était farouchement opposé à tout accord, de même que l'influente épouse du roi... Dans « Le cercle de Farthing » Churchill est quasiment passé par pertes et profits... Autre problème quant à la crédibilité de cette négociation, le choix, du coté anglais d'un jeune diplomate de moins de quarante ans pour mener cette négociation capitale. Sans doute conscient de cela, Jo Walton précise que l'infortuné Thirkie fait plus que son age... Il reste que cette uchronie, voir les notas 1 et 2, est historiquement très solidement étayée.

Il reste que le tableau de cette Angleterre est très convaincant. Un pays qui après avoir vécu deux années de guerre et vu mourir nombre de maris, de fils et de frères (c'est le cas du frère de Lucie dont le chasseur a été abattu), se complait dans une paix égoïste, ignorant sans remords les atrocités commises sur le continent. On y voit que l'antisémitisme n'est pas un mal qui serait confiné aux pays conquis Hitler, mais qui ronge lentement les îles britanniques et son peuple. Ce livre, comme hier "Les iles du soleil" fait que je me pose cette question: Est-ce parce que l'Angleterre n'a pas connu la shoah sur son territoire, que l'antisémitisme semble y être un problème qui questionne plus que sur le continent la société?

Subrepticement l'auteur fait quelques allusions à la (vraie) politique anglaise des années 40, mais aussi 50 et 60, par exemple le nom de Philby est cité... Il y a aussi quelques références cryptées à la littérature, par exemple à propos d'Orwell et aussi de Daphné du Maurier. Il y en a d'autres, sans doute, mais en raison de ma méconnaissance de l'Histoire du Royaume uni, elles m'auront échappées. Daphné du Maurier dans sa correspondance quand elle veut parler de sexualité utilise des noms de lieux Le Caire pour l'hétérosexualité, Venise pour l'homosexualité, tout comme le fait Lucie pour laquelle les romains sont les hétérosexuels, les macédoniens les homosexuels et les athéniens les bisexuels...

Le choix stylistique de Walton est très intéressant. Il alterne deux points de vue d'une façon efficace. L'auteur a choisi deux temps d'écriture. Le récit de Lucie Kahn est à la première personne. On ne sait pas quand il a été rédigé, peut-être longtemps après les événement décrits dans ce premier tome. Le cercle de Farthing est le premier volume d'une trilogie; ce qui peut expliquer que certains personnages soient assez peu développés. Le récit de l'enquête que mène l'inspecteur Carmichael est lui narré à la troisième personne.

Comme je l'ai mentionné à l'entrée de ce billet, tout du moins dans les premier chapitre, on a le sentiment d'être dans un roman d'Agatha Christie pas seulement par le milieu décrit, la gentry anglaise, mais aussi par le style très conforme à celui d'un roman à énigme écrit dans les années 30. Dans ces romans, on lit des histoires de mort violente alors que le livre lui-même est toujours aimable, courtois. Ces romans sont écrits d’une manière qui est très apaisante dans un style que l'on nomme parfois cosy. Ainsi le lecteur ne s'aperçoit pas immédiatement de la noirceur, ici absolue , de ce qu'il est en train de lire: La montée du fascisme dans le pays où à priori, on pense que c'est le plus inimaginable. Jo Walton joue du contraste entre le ton et le fond.

Très habilement l'auteur dès les premières lignes pose les bases du récit et en donne le ton, au moins de la partie dévolue à Lucie.

Tout a commencé quand David est revenu du parc dans une fureur noire. Nous séjournions à Farthing à l’occasion d’un des épouvantables raouts politique de Mère. Si nous avions trouvé un moyen de nous y dérober, nous serions allés n’importe où ailleurs, mais Mère n’avait rien voulu entendre et nous étions donc là, lui en jaquette et moi en petite robe Channel beige, dans mon ancienne chambre de jeune fille à laquelle j’avais été si soulagée de dire adieu quand j’avais épousé David.

 

Bien que Le cercle de Farthing ne soit que la première partie d'un tout, le roman possède une véritable fin même si celle-ci est relativement ouverte et que l'on a très envie de connaître la suite de la vies des protagonistes de cette histoire.

L'amateur d'uchronie ne pourra s'empêcher de rapprocher « Le cercle de Farthing » avec deux autres romans du genre, d'abord avec « La séparation » (on peut aller voir le billet que j'ai écrit sur ce livre: http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-la-separation-de-christopher-priest-83287068.html) de Christopher Priest qui tourne également autour du voyage de Hess. La séparation propose, entre autres, une éventualité historique qui me paraît plus crédible que celle envisagée ici, celle que l'avion de Hess aurait été abattu par la Luftwaffe. Et surtout avec « Les iles du soleil » de Ian R. MacLeod que je tiens pour le chef d'oeuvre de l'uchronie (j'ai consacré un billet à ce roman: http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-les-iles-du-soleil-81807104.html). Dans le roman de MacLeod, dans lequel le point de divergence se situe lors de la Grande Guerre, ce qui est beaucoup plus original, comme dans celui de Walton, la judéité et aussi l'homosexualité sont au centre de l'intrigue. 

Le cercle de Farthing a été publié en Grande Bretagne en 2006. Il se lit avec beaucoup de plaisir. Le lecteur est aiguillonné par deux désirs, celui de connaître l'assassin de Sir James Thirkie et celui de découvrir cette Angleterre qui aurait pu être si...

Juste après la couverture, sur la première page du volume, on lit en introduction le petit texte ci-dessous qui replace ce roman dans notre actualité:

Ce roman est dédié à tous ceux qui se sont un jour penchés sur une monstruosité de l'Histoire avec la tranquille satisfaction d'être horrifiés tout en sachant exactement ce qui allait arriver, un peu comme ci après avoir examiné un dragon sur la table de dissection, il se retournaient pour découvrir dans leur dos ses descendant bien vivant et prêt à mordre.

Nota

 

1- En mai 1941, Rudolf Hess s'envole secrètement pour l'Écosse afin d'informer la Grande-Bretagne de la prochaine entrée en guerre contre URSS, et de proposer un traité de paix entre l'Allemagne et l'Angleterre. À son arrivée, il est arrêté et emprisonné jusqu'à la fin de la guerre par les autorités britanniques.

La motivation de Hess est la suivante : entamer un processus de paix, laissant à l'Allemagne sa politique d'expansion vers l’Est sur le continent européen, en échange de l'intégrité de l'Empire britannique. Selon Martin Allen, mais également dans le livre de l'historien Peter Padfield paru en 2013, Rudolf Hess serait parti à la demande d'Hitler (officiellement Hitler a toujours dit Hess avait agi de son propre chef) avec mission d'informer la Grande-Bretagne de la prochaine entrée en guerre avec l'Union soviétique et de proposer un traité de paix (pour ma part, je ne crois pas à cette version des faits pour les raisons que je donne dans le corps du billet).

Les services secrets avaient encouragé le Premier ministre britannique à accepter d'ouvrir des discussions avec des représentants de l'Allemagne nazie pour laisser penser qu'une paix était envisageable. Pour rendre crédible cette opération, la stratégie consistait à laisser croire qu'une fois que Winston Churchill serait mis en opposition à la Chambre des Lords, Lord Halifax – son successeur le plus crédible – accepterait de négocier un arrêt des hostilités. À cette époque, l'Empire britannique supportait seul l'effort de guerre et la politique de Churchill était mise en doute par une minorité. Une petite partie de la classe politique souhaitait l'arrêt des hostilités afin de préserver l'Empire. Les bombardements de Londres lors de l'automne 1940 avaient en réalité soudé le peuple britannique contre l'ennemi. Lors du procès de Nuremberg, il est condamné pour complot et crime contre la paix à l'emprisonnement à perpétuité, peine qu'il purge dans la prison de Spandau à Berlin-Ouest. En 1987, après quarante-six années de détention, il est retrouvé pendu dans le cabanon de jardin situé dans l'enceinte de la prison

2- Sous le nom de cercle de Farthing on peut reconnaître le Cliveden set qui était un groupe d’influence actif dans la politique britannique entre 1937 et 1939 (on parlerait aujourd'hui d'un think tank). Il était considéré comme proche de l’extrême droite. Il réunissait des personnalités politiques de premier plan dont Lord Halifax (dans « Le cercle de Farthing on peut considérer que Sir James Thirkie est le double de Lord Halifax), Geoffrey Dawson, rédacteur en chef du Times, Edward Frederick Lindley Wood, vice-roi des Indes, ministre de la Guerre et des Affaires étrangères... Le groupe se réunissait chez la vicomtesse Nancy Astor qui fut en 1919 la première femme à siéger au parlement britannique sous les couleurs du parti Conservateur. Lady Astor est aussi connue pour avoir dit un jour à Churchill : « Winston, si j'étais votre femme, je mettrais du poison dans votre verre! » Lequel lui a répondu : « Eh bien moi, Nancy, si j'étais votre époux, je le boirais ! Comme Lady Eversley, la mère de Lucie, Lady Astor était la propriétaire d'un fameux diamant, le Sancy aujourd'hui... au Louvre! Le nom de ce groupe provient de « Cliveden », le nom du château des Astor dans le Buckinghamshire, où avaient lieu les réunions. On voit que Walton, sur ce plan, n'a fait qu'une légère transposition de la réalité historique.

3- Ce billet sera forcément amendé si j'ai la chance de lire les deux autres volumes de la trilogie dont il est le premier volet.

4- Jo Walton est une dame, ce qui ne se perçoit pas dans ma critique car je me refuse aux termes barbare auteurE, écrivaiE et autre auteuresse. Jo Walton est un écrivain, et un bon...

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