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Dans les diagonales du temps
20 mars 2020

interview de Tony Duvert parue dans Libération en avril 1979

J'ai trouvé cette fameuse interview de Tony Duvert sur un site qui semble vouloir se consacrer à la promotion de l'oeuvre de l'écrivain. On y trouve de nombreux texte rare de Duvert. L'adresse est:https://bistroblogue.ch/editionsbleues/   

  

Interview par Marc Voline et Guy Hocquenghem parue dans Libération
nos 1532 et 1533 des 10 et 11 avril 1979. 

 

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Un entretien avec l’auteur du Journal d’un innocent
et du Bon sexe illustré

  

Tony Duvert, 33 ans, est l’un des très rares grands créateurs du roman français contemporain. Son dernier livre, L’Île atlantique, vient de paraître aux éditions de Minuit. Décidément la littérature française moderne est marquée au sceau des amours minoritaires. Dans toute l’œuvre de Duvert, la passion érotique pour les gamins, comme chez Genet la passion homosexuelle, joue un rôle fondateur du texte romanesque. Mais avec L’Île atlantique, la férocité d’un noir pessimisme semble succéder au vert paradis des amours enfantines. Duvert s’en explique ici : durement, pour nous autres lecteurs sentimentaux de ses premiers romans, il parle de l’impossible relation avec l’enfant aimé. Dans la seconde partie de cet entretien il parlera du changement manifeste dans son écriture, de sa volonté de sortir de la marge littéraire dans laquelle il fut enfermé.

Libé L’Île atlantique est un roman où il y a une coupure très nette entre le monde des adultes et le monde des enfants ; mais il n’y a pas ce qu’il y avait dans tes autres romans, ce pont amoureux entre les deux mondes. Là, ils sont totalement séparés, en guerre même, très violemment, à la façon d’unSigne de piste qui aurait tourné au sang.

T.D. : Il n’y a pas de personnage pédophile dans ce livre. Mais il n’y a personne non plus qui fasse l’amour. Il n’y a pas du tout d’érotisme ; il n’y a pas du tout de relations réussies entre les gens. J’ai éliminé d’abord le pédophile : tous ceux qu’il m’est arrivé de rencontrer jusqu’à présent m’ont paru des gens insupportables, qui étaient peut‑être encore pire que les parents et ça tient sans doute à ce que, lorsqu’on parle de perversion, on parle de personnes identifiables ; comme il y a des gros, des maigres, des bossus et des gens qui ne le sont pas, il y a des pédophiles. Or, pour moi, la pédophilie est une culture ; il faut que ce soit une volonté de faire quelque chose de cette relation avec l’enfant. S’il s’agit simplement de dire qu’il est mignon, frais, joli, bon à lécher partout, je suis bien entendu de cet avis, mais ce n’est pas suffisant… Certes, on peut créer des relations sauvages tout à fait personnelles ; mais il n’est pas question de se contenter de relations sauvages si on a affaire à des enfants. Il est indispensable que les relations soient culturelles ; et il est indispensable qu’il se passe quelque chose qui ne soit ni parental, ni pédagogique. Il faut qu’il y ait création d’une civilisation. 

Quand j’écrivais par exemple Jonathan, je montrais déjà un pédophile qui ne peut pas établir une véritable relation avec un enfant ; lui, Jonathan a une relation de pure passivité avec l’enfant, il a une espèce de lieu où l’enfant existe, et il ne peut pas faire davantage. Beaucoup de gens auraient voulu un personnage de pédophile plus romantique, plus actif. 

Ce qu’on pouvait faire de mieux avec l’enfant, c’était, pour moi, de s’abstenir. EtL’Île Atlantique est encore plus pessimiste.

  

Il y a quelque chose de frappant dans Jonathan. C’est cette mère qui me paraît le prototype même de la mère moderne. Comme dans L’Île atlantiqueil y a un certain effacement des pères ; on a très nettement l’impression que le vrai ressort de la répression familiale, c’est la mère.

Absolument. Je vais dire quelque chose de très désagréable : c’est même pas la mère, c’est vraiment la femme que je vise. La femme en tant qu’enseignante, en tant que personne qui a un droit exclusif sur les petits enfants, dans les nurseries, à l’école maternelle, et de façon générale dans toutes les écoles communales (il y a une immense majorité d’institutrices, il n’y a pratiquement pas un mec). On peut dire qu’un enfant jusqu’à l’âge de douze‑treize ans ne voit que des femmes ; il vit dans les femmes. Il y a une sorte de matriarcat qui domine l’impubère. Et de ce point de vue là, ce livre, L’Île atlantique, est un livre contre les femmes. Pas du tout un livre antiféministe, bien au contraire : un livre contre les rôles sociaux de la femme. Les rôles sociaux par rapport à l’enfant, par rapport à la famille en général. 

Et je ne veux pas qu’on appelle misogynie la guerre contre les fliquesses et contre les kapos femelles, ça n’a aucun rapport…

  

On ne voit guère d’autres femmes dans tes romans. À part des seins qui tombent et des cotonnades trop serrées, des odeurs de salami…

Ce n’est pas de ma faute si les mères sont presque toujours imbuvables et insupportables… S’il existait un tribunal de Nuremberg pour les crimes de paix, il faudrait y faire passer neuf mères sur dix. Je n’y peux rien.

  

Tu sais qu’il y a beaucoup de pédophiles qui « s’arrangent » avec les mères ;
je veux dire qu’il y a traditionnellement un terrain d’entente avec les mères, celles‑ci étant plus ou moins amoureuses du pédophile, et le pédophile, lui, faisant plus ou moins semblant d’entretenir une ambiguïté là‑dessus.

Le pédophile qui accepte ce genre de choses est obligé d’accepter tout, il est obligé de trahir l’enfant à longueur de journée. C’est une solution impossible. Il faut toujours montrer patte blanche. Il faut prouver à la mère qu’on est un partenaire digne pour l’enfant, il faut montrer qu’on a des relations avec l’enfant aussi stériles que par exemple une éducatrice. Et c’est dans la mesure où on montre qu’il ne va rien se passer, qu’on va le rendre exactement tel qu’on l’a pris, que la mère veut bien. 

Mais ce qui peut être exemplaire comme relation, ce sont les relations dont je parlais dans Le Journal d’un innocent. Et celles‑là se passaient, précisément, sans parents. Du moins, sans parents dans le cerveau de l’enfant. L’enfant qui était libre pendant quelques heures ou pendant une nuit, ou pendant quelques nuits, pendant ce temps‑là virait complètement sa famille. Il avait deux cultures : une pour le pédo, et une autre pour ses parents. Et les petits Français n’ont pas du tout ça.

  

Toute « activité pédophilique », toutes les relations amoureuses avec les enfants se passent à l’insu des parents, et y compris de l’enfant parental lui‑même. Mais ce qui étonne, c’est la transformation des ruses traditionnelles de pédophilie, en une espèce de déclaration de guerre officielle, à la mère en particulier ; et avec cette violence. Parce que ça va pas très loin de l’appel 
au meurtre…

La guerre contre les mères, je pense en effet qu’il faut la faire ; qu’il faut s’intéresser à ce côté très particulier de la société contemporaine où les enfants, pendant les douze premières années de leur vie, sont élevés sous vide avec des individus asexués, des espèces de fourmis ouvrières. Et il y a une guerre à mener, non pas contre les femmes en particulier, contre des mères ou contre des mémères, mais simplement une guerre contre les droits culturels exclusifs de la famille, de plus en plus refilés à cette espèce de sous‑produit humain en quoi les femmes sont changées. Et je dis que dans la mesure où la vie en société m’intéresse, je souhaiterais que les gens qui vont devenir adultes soient en contact avec des êtres moins infirmes que ceux qu’on a transformés en femmes.

Ce qui aboutit très concrètement à ceci, c’est qu’il faut retirer les enfants aux femmes.

Absolument. En tout cas, il faut empêcher que les femmes aient un droit exclusif sur les enfants, ça c’est sûr. Il ne s’agit même plus qu’il y ait des relations sexuelles ou qu’il n’y en ait pas. Je connais un enfant et si la mère est opposée aux relations que j’ai avec lui, ce n’est pas du tout pour des histoires de bite, c’est avant tout parce que je le lui prendsPour des histoires de pouvoir, oui.

Autrement dit, elles se prennent une poupée et se la gardent.

  

Il y a eu une évolution très nette dans ce que tu as écrit dans L’Île atlantiqueen particulier, mais déjà dans Jonathan vers la transformation de ce combat contre les mères en tant que pouvoir abusif en une forme de misogynie généralisée. Cette fois‑ci, il n’est plus seulement question du pouvoir que la femme exerce sur l’enfant, mais de l’objet femme elle‑même en tant qu’elle te dégoûte.

Je suis pas du tout d’accord, c’est complètement faux. Dans L’Île atlantique, j’ai supprimé toute espèce de personnage de pédophile, même d’homosexuel. Tandis que Jonathan montrait une rivalité amoureuse entre un pédo et une mère. Là, je ne montre pas les mères par rapport au pédophile, je les montre par rapport à l’enfant. Je les laisse vraiment en tête à tête. Et les réactions que j’ai observées à la lecture de ce livre montrent que mes mères atroces, mes mères dégoûtantes sont excessivement vraisemblables. Elles le sont d’autant plus que personnellement, en tant qu’écolier, en tant que lycéen, j’en ai connu au kilo (à la tonne peut‑être, je sais pas comment il faut dire) et j’ai pas du tout l’impression d’avoir exagéré.

  

Dans Jonathan par exemple, le père était faible et en quelque sorte un peu à la traîne de la répression maternelle. C’est d’ailleurs une analyse intéressante d’une évolution contemporaine de l’éducation…

L’enfant, dans la mesure où il est de plus en plus entre les mains des femmes, tend à devenir l’objet sexuel de la femme, et on le voit parfaitement bien dans ses habitudes corporelles, dans tout ce qu’on lui apprend. Il tend à devenir une espèce de poupée, de poupée vivante ; mais ceci précisément parce qu’il n’a aucune espèce de relation sociale digne de ce nom. 

Les enfants les uns avec les autres se taisent. Les seuls enfants qui ont encore des relations sociales, c’est ceux qui appartiennent à des classes sociales où tout le monde travaille et ou on a le droit d’être dans la rue. Alors ceux‑là se voient encore un peu les uns les autres, mais c’est déjà dégradé… 

Si j’ai éliminé de L’Île atlantique les personnages de pédophiles, j’ai aussi éliminé les relations réussies entre enfants. On n’en voit pas. Je montre que c’est loupé, que ça ne peut pas marcher parce qu’il n’y a pas de modèle culturel pour que ces relations soient réussies.

  

Dans ton œuvre, d’une série de romans qui ont enchanté notre jeune âge, qui étaient Paysage de fantaisie ou Récidive, on évolue peu à peu vers un climat de plus en plus noir. Ça dévient carrément misanthropique.

Déjà, dans Jonathan, l’adulte accepte tout, le meilleur et la pire, parce que ce gamin que je montre est quand même un peu chiant, pas du tout un gentil enfant pour pédophile. Une des choses qui font que les pédophiles m’agacent, c’est l’enfant stéréotypé qui leur plaît. C’est l’enfant des pubs pour slips dans Elle et dans Marie‑Claire. Un premier communiant un peu pervers… 

  

Deuxième partie de l’interview par Marc Voline et Guy Hocquenghem
parue dans Libération nos 1532 et 1533 des 10 et 11 avril 1979. 

 

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Illustration : Bernard Faucon

  

Dans la première partie de cet entretien avec Tony Duvert, le romancier a évoqué l’impossible rapport amoureux de l’adulte et de l’enfant. Il revient ici sur cet enfant‑marionnette que l’étatisation de la sexualité nous a fabriqué, et commente le changement de son propre style de récit, de Paysage de fantaisieà L’Île Atlantique.

Libé :   Tu critiques l’enfant de famille, l’enfant des pédophiles, mais l’enfant que tu aimes, toi, comment est‑il ?

T.D. : J’arrive à le construire, en le trouvant a peu près crédible, c’est le personnage de Julien dans L’Île atlantique, un anarchiste enfant qui ne connaît qu’une solution à des problèmes qu’il a l’air de comprendre bien mieux que nous, et la solution c’est la désertion. Il prend le maquis. 

  

Il part tout seul.

Il part tout seul, oui. Il a plus ou moins tripoté à gauche et à droite. Ça lui plaît pas, il a tout à fait raison et ensuite il part tout seul. Ce qui n’est pas possible, bien sûr. Comme il y a un suicide dans Jonathan qui n’est pas pensable, qui n’est pas imaginable. Il existe des gosses de dix ans qui se suicident, mais on n’en voit pas qui se suicident par amour. 

  

Tu parlais du fait que les femmes les traitent comme des poupées, par exemple, tu sais que c’est une chose qu’on dit souvent à propos des pédophiles.

Certes, et je le disais tout à l’heure, les pédophiles ont les mêmes enfants que les femmes. C’est ça que je n’aime pas et de ce point de vue‑là je me désolidarise entièrement de la pédophilie telle que je la vois. Je reste entièrement solidaire des combats contre. Il est évident qu’il faut s’occuper d’un combat contre les lois, contre les institutions. Mais sûrement pas pour la pédophilie. Le combat à mener, c’est pour que l’État et la sexualité n’aient plus le moindre rapport. Que vraiment il n’existe plus un État, il n’existe plus une institution qui ait rapport avec 1a sexualité. Et, à mon avis, dans cet état de liberté supposé, les situations sexuelles que nous connaissons deviennent impensables. Et les personnages que nous connaissons comme partenaires sexuels ou comme victimes quel que soit leur âge et quels que soient leurs goûts deviennent impensables aussi. Mais je ne veux pas défendre la sexualité actuelle d’un pédophile, ou d’un homo, ou d’un hétéro, ou d’un homme ou d’une femme. À mon avis ce sont des sous‑produits d’une étatisation de la sexualité. 

Un enfant est un être un milliard de fois plus artificiel, il est au service d’artifices un million de fois plus simples que ceux d’un adulte. Un pédophile qui aime vraiment les gosses devrait se rendre compte qu’il a affaire à une marionnette. Il ne peut pas la libérer. Il n’y a aucun moyen ; ou alors il risque dix ans de taule. Et ma foi c’est un risque que tout le monde ne court pas. De ce point de vue‑là, je suis romancier. Je tiens à être romancier plutôt qu’essayiste. Si je peux être univoque, c’est l’omniscience, là tout devient possible. Mais par rapport à une sorte d’Armée du Salut de la liberté sexuelle, il est évident que ce que je dis est insupportable. 

  

Si tu penses qu’il n’y a aucune possibilité de relation enfant‑adulte qui débouche sur quelque chose…

Je ne dis pas qu’il n’y a aucune possibilité. Au fond les questions que vous posez tiennent au fait que vous avez une idéologie du couple. Or moi je n’en ai pas. Et la solution évidente à ce que je raconte, ce serait le groupe. C’est le groupe d’enfants, avec des adultes, sans rapports de hiérarchie et donc sans rapports amoureux non plus, au sens mythologique du mot. Et si on me dit qu’il y a des relations de couple enfant‑adulte qui sont réussies, ça n’est pas intéressant. 

On a affaire à deux réalités de l’enfance : à des groupes d’enfants entre eux, tu en montres : ce sont les bandes, sous différents noms. Et d’autre part, à des couples. À un couple généralisé, le couple mère‑enfant, et à des couples rares qui sont des couples pédophile‑enfant. Et ce dernier couple devient une valeur positive en soi, ce qui est absurde. Mais, par ailleurs, il y a dans l’existence du groupe enfantin tel que tu le représentes, une fermeture, une ségrégation, une hiérarchie interne…

Mais je montre soigneusement que ces groupes sont ratés. Les bandes que je mets en scène sont complètement dissociées, ce sont des êtres qui fabriquent une espèce d’embryon de sociabilité entre eux, alors que précisément ils n’ont aucun moyen de le faire. Ce sont des gosses qui font une bande parce qu’ils ne peuvent pas être seuls. 

  

Finalement, tu les préfères seuls.

Je les préfère solitaires, oui. 

  

Michel dans Récidive, c’est déjà un solitaire.

Oui c’est une manie chez moi. Certes, dons Paysage de Fantaisie, ce sont des groupes d’enfants, c’est déjà quelque chose de différent, ce sont des groupes d’enfants parmi lesquels se trouve le narrateur, la personne qui parle… C’est un roman métaphysique, Paysage de Fantaisie. Mais à partir de ce machin autobiographique qui s’appelle Le Journal d’un innocent, je m’intéresse de plus en plus à ce que les choses que j’écris puissent être entendues. Je veux dire démarginalisées. Autrement dit, écrivant des choses qui par elles‑mêmes se sont tout à fait marginalisées par l’idéologie, qu’au moins leur mode d’expression soit tel que ça circule. Le classique en littérature a une efficacité parfaite. Il est nécessaire, il est indispensable pour les choses extrêmement simples, que j’ai, non pas à affirmer, mais à faire discuter par d’autres que moi. 

  

À partir du Journal d’un innocent, un côté avant‑gardiste a disparu de ta manière d’écrire.

Il y a eu dans les années où j’ai commencé à écrire une idéologie de l’écriture héroïque et prophétique, qui impliquait qu’on invente ses propres moyens d’expression du moment qu’on avait quelque chose à soi à raconter. C’est une idéologie qui a d’ailleurs la peau dure, qui produit même des choses encore très intéressantes. Quand Je lis une écriture comme celle de Guyotat, qui tend à être de plus en plus fermée sur elle‑même, qui tend à dire « je crée entièrement ma langue », je n’y crois plus pour moi‑même. Je 1’ai fait, oui. Mais mon but a changé, il est devenu beaucoup plus politique, recherche d’une action sur autrui. Mais une action en tant que romancier. 

  

Il y a une chose très nette dans l’écriture de L’Île atlantique, c’est stylistiquement très proche d’une écriture naturaliste de la fin du XIXe siècle : le style indirect abondant, la description, l’usage du passé simple et de l’imparfait… Il y a un style pseudo‑réaliste…

Pseudo, effectivement, parce qu’il est caricatural, un peu forcé… Je n’ai pas précisément ce qu’on appelle une écriture spontanée, ce que je fais est excessivement délibéré. Et si j’ai envie d’écrire l’année prochaine une parodie deLa Princesse de Clèves, j’écrirai une parodie de La Princesse de Clèves. Je me fous complètement de ce qu’on pensera d’un point de vue littéraire, parce que pour ce qui est de la littérature je maîtrise mon instrument et j’en fais ce que je veux ; exactement comme un pianiste a le droit de jouer aussi bien du Scarlatti que du Boulez. 

  

Néanmoins, les écritures dont tu as parlé, prophétiques, dans lesquelles le moyen se remettait en cause, peu importe les mots qu’on emploiera, ont toujours été profondément ennuyeuses. Or il se trouve que tu es peut‑être le seul, avec Pinget dans L’Inquisitoire, chez qui le style « Nouveau roman » était totalement naturel, et précisément pas du tout avant‑gardiste ni prophétique. C’est dommage de perdre ça…

Encore une fois, si j’ai besoin de moyens qu’on peut appeler traditionnels, c’est parce que je parle d’autres choses. Ce ne sont plus du tout les mêmes sortes d’individus ; les mêmes sortes de personnages, les mêmes sortes de situations. Et à chaque chose ses moyens. Il est impossible de mettre en scène comme je l’ai fait des petites familles bourgeoises, petites‑bourgeoises, ouvrières, paysannes, etc., tout ça ensemble dans le même paquet, en écrivant comme j’ai écritInterdit de séjour, par exemple. Ça n’est pas faisable. Mais je les ai pas brûlés, mes bouquins d’avant. ils sont là enfin, pourquoi en faudrait‑il en plus ? Il y a des très bons romanciers qui se sont contentés d’écrire deux ou trois livres dans leur vie. Moi c’est mon onzième bouquin, je commence à avoir besoin d’une certaine diversité. Pourquoi faudrait‑il que je fasse des duplicata ? 

  

Tu prépares un livre ?

Oui, je prépare un gros livre que j’appelle La Ronde de nuit, et qui, lui, réintroduit en force l’homosexualité et la pédophilie. J’essaie de montrer ce que j’ai été moi‑même, c’est à dire un homosexuel ayant une vie sexuelle très précoce. Je prends mon bambin quand j’ai commencé moi‑même, à sept‑huit ans. Je vais le tirer, si j’ai le courage, jusque vers seize ans, le suivre enfin, le traîner, je sais pas comment appeler ça. Et il va sans dire que ce mini‑pédé va être un individu effroyablement malheureux, ce qui me plaît beaucoup d’avance. Et je tiens à faire ce livre comme un Guy des Cars, pour un public comme le sien, pour leur donner envie de lire l’histoire d’un enfant pédé. 

  

Tu as l’air de beaucoup tenir à cette idée de popularisation.

C’est indispensable. Quand un type passe en justice pour des affaires des mœurs, on lui parle avec la langue Guy des Cars, c’est avec cette langue‑là qu’il faut se battre. C’est dans cette langue‑là qu’il faut se faire comprendre. Tant qu’on n’arrive pas à traduire dans cette langue‑là, on n’a rien fait. On s’est exprimé, peut‑être, mais on a rien fait. Il y a une idéologie encore trop grande de l’écriture comme écriture littéraire. Moi je parle d’écriture‑communication, ce qui suppose par conséquent que pour se faire comprendre largement il faut renoncer à beaucoup de choses. Beaucoup de choses dont on a besoin, en quelque sorte pour soi‑même. Il faut passer par dessus. C’est une écriture‑sacrifice, pas une écriture de facilité. 

 

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