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Dans les diagonales du temps
9 février 2024

Evolène d’Yves Navarre

 

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Il y a quelques temps je vous parlais de ces auteurs fort en vogue dans les années 70 et 80 puis tombés dans une telle disgrâce qu’il était exceptionnel de trouver un de leurs livres dans les rayons des librairies. Je croyais que c’était le cas pour Yves Navarre, auteur emblématique de la communauté homosexuelle d’avant la peste, quant à ma surprise, découvrant la nouvelle adresse de la librairie « Les mots à la bouche », laissant errer mon regard sur les rayonnages je vis un gros volume que l’on aurait pu prendre pour une bible qui se présentait comme un tome de l’édition des oeuvres complètes d’Yves Navarre. Cet obèse volume était accompagné d’autres livres de taille plus modeste du même auteur réédité en format de poche chez le même éditeur que le gros volume. Quelques temps après un ami m’informe de l’existence d’un colloque dans la ville natale de l’écrivain: Condom. Les mânes d’Yves Navarre rodaient donc encore dans la république des lettres ce dont je m’en réjouis. Je lis que dans cette manifestation vouée à l’oeuvre d’Yves Navarre une session est dévolue à son roman Evolène. Je me souvenais d’avoir beaucoup aimé ce livre, acheté dés sa parution, l’été 1972. J’avais tant aimé ce roman qu’aussitôt lu, je l’avais fait relier cuir, traitement que je réservais alors à mes livres préférés. Pourtant, cinquante ans après, je me souvenais d’à peu près rien de ce roman, sinon que le héros en était un enfant. J’ai donc repris ce volume qui dormait depuis un demi siècle dans ma bibliothèque pour repartir à sa découverte.

Si vous avez la velléité de faire de même, ce que je vous conseille, car Evolène sous un aspect qui peut paraitre modeste, est un grand roman, je vous suggère de lire ce qui suit seulement après avoir lu le livre, pour en garder tout l’émerveillement comme je l’ai eu en le lisant pour la première fois. Tout comme il faut éviter de lire Biographie, l’autobiographie d’Yves Navarre avant de lire ses romans. Si Biographie est la somme (et  sans doute le chef-d’oeuvre) de son oeuvre en dévoilant les source de celle-ci, Navarre canalise trop l’imaginaire de ses lecteurs pour leurs futurs découvertes des autres opus de l’écrivain. 

Evolène est ce que l’on appelle un roman de formation, celle de David, le narrateur, jeune garçon de sept ans aimant le dessin et la musique, sensible, rêveur et imaginatif. Il serait néanmoins réducteur de voir en Evolène qu’un roman sur l’enfance puisqu’il contient dans le cadre un peu trompeur du roman d’apprentissage bien des questionnement sur la vie, la mort, le rapport entre les générations, la propriété intellectuelle d’une oeuvre…

L’ouvrage a pour incipit: « On croit que je ne vois rien et ne comprends rien. Mais j'observe tout et je comprends tout. J'ai sept ans, et le monde entier m'appartient. Du moins ce que j'en vois. ». Tout Evolène sera ce que voit et ce que ressent ce garçon de ce qu’il voit. Ce que ses parents ne voient pas et ce dont il ne peuvent même pas imaginer l’existence. 

Le roman est divisé en trois parties. Il retrace les vacances passées à Evolène, en Suisse. Élie, ami de la famille, vient rejoindre Pierre, Jeanne et leur fils David à l'Hotel Alphubel. A l'exception de quelques retours en arrière, la continuité chronologique est respectée: arrivée à l'hôtel, escapades en montagne qui occupent l'essentiel des journées, fin des Vacances et départ. 

Le « je » du roman est David. Ces passages écrient à la première personne alterne avec d’autres plus narratifs, rédigés à la troisième personne du singulier. Si lorsque le « je » intervient l’on est bien dans la tête d’un enfant; toutefois, parfois David, ne s’exprime pas toujours comme pourrait penser et parler un garçon de son âge. Le roman est rédigé en phrases courtes, simples qui pourtant possèdent une dimension poétique évidente. A la voix de David se mêlent celles des adultes. À cette multiplicité des voix, il faut ajouter la diversité des registres et des tonalités (descriptif, poétique, nostalgique, ironique, grave selon la situation et les personnages). Bien que la narration soit chronologique, un constant jeu sur les temporalités et le rythmes ainsi que des flashbacks interrompent le déroulement de la continuité temporelle. Lorsque par exemple Jeanne, se rappelle sa rencontre avec Pierre, alors jeune professeur, en 1938. Quelque fois la voix de l’auteur se fait également entendre en de courts apartés qui commentent une situation comme par exemple dans celui-ci: << Leur amour est un complot dont je suis la victime (…) Tous les enfants sont des victimes.>>. Yves Navarre aurait-il lu Tony Duvert?

David est un solitaire, solitaire parce que singulier. Il se sent différent de ses parents. De cette différence, il cherche à faire une force.: <<Ma force réside et résidera toujours en ce qui m’appartient et que les autres ne voient pas. N’entendent pas. Ce que je suis hors d’eux, rejeté par eux. Ils marchent à coté de moi, devant moi avec leur paysage. Moi, j’ai le mien.>>.

Plus que dans d’autres livres de l’auteur les objets et le décors, les montagnes suisses, ont de l’importance. Les objets ont souvent une charge symbolique, comme le chapeau de Joseph X, ou le couteau suisse, cadeau des parents ou bien encore les crayons bien taillés par David, il y a souvent des instruments d’écriture chez Navarre, que l’on pense au stylo noir dans « Lady Black ». On ne perçoit pas toujours la charge narrative de ces objets si l’on n’ a pas « labouré l’oeuvre et la biographie de l’auteur.

Si dans le roman gravitent et presque exclusivement, quatre personnages principaux: David, son père, sa mère et leur ami Elie, il en existe un cinquième, un peu dissimulé dans les motifs du récit comme le sont ces figures cachées dans « les tableaux à mystère », c’est Joseph, l’énigmatique grand-père poète, Joseph X. Il est fréquent dans les oeuvres de Navarre que le personnage qui induit tout le livre ne soit pas mis au premier plan. C’est le cas de la mère dans « Biographie » ou de Martial dans « Le petit galopin de nos corps » par exemple. David est obsédé par ce grand père qu’il n’a pas connu. Il en rêve. Peut on rêver d’une personne que l’on n’a jamais vu? A travers « l’éther » Joseph X transmet le flambeau de l’écriture à son petit fils. Franc-maçonnerie des solitudes…

Evolène est le deuxième roman que fait paraitre Yves Navarre. Il est en rupture par rapport au premier « Lady Black » tant sur le fond que dans la forme.  

On lit aujourd’hui Evolène d’une manière différente que celle que l’on pouvait avoir en 1972 car depuis, d’une part Yves Navarre a fait paraitre son autobiographie sous le titre de « Biographie » et d’autre part l’auto-fiction a envahi le paysage littéraire français. Comme quasiment toute l’oeuvre de d’Yves Navarre, Evolène est une auto-fiction. Elle a été écrite cinq ans avant que Serge Doubrovsky (1928-2017) ait inventé le terme.

Si les apports biographiques forment la charpente du récit les différences entre celui-ci et le vécu de Navarre enfant sont nombreuses. Le narrateur, David a sept ans et toute l’intrigue se déroule en un seul été. Dans la réalité, Yves fait son premier voyage en Suisse en 1946. Il a six ans. C’est l’année suivante qu’il fait la connaissance d’Elie Gagnebin, poète et géologue, célèbre bellétrien de Lausanne qui dans le le roman est désigné comme sont seul prénom Elie. Il le reverra les deux années suivantes jusqu’en 1949, l’année de sa mort. On trouve dans Evolène la version romancée cette rencontre de l'auteur-enfant avec Elie Gagnebin. Les trois séjours à Evolène sont condensés en un seul. Yves est âgé de neuf ans lorsque meurt Elie.

Au coeur d’Evolène se niche la relation entre David, un enfant de sept ans et Elie, le vieil homme qui sait qu’il est condamné à une mort prochaine. Une relation ambiguë. Le titre de la troisième partie ne s’intitule t-elle pas le rapt? Dans une interview à la télévision suisse en 1974, Yves Navarre, évoque Elie Gagnepin: << Je pense que la rencontre avec Elie Gagnepin a été importante car c’est la première personne qui m’ait volé à mes parents, qui m’ait raté, qui m’ait séduit, qui ait parlé le langage extérieur au langage de mon milieu familiale. C’était une découverte du monde. J’ai découvert le monde à travers Elie Gagnepin (…) Curieusement, plus tard, l’artiste que j’étais devenu était peut-être né d’une main qu’Elie Gagnepin m’avait tendue quand j’étais enfant.>>. Cette réflexion montre combien Evolène est un roman de formation… Ces rapport entre l’enfant et le vieux lettré m’ont fait songer à ceux de garçon et de son précepteur dans « L’élève » d’Henry James.   

David, Le garçon, est très vite érotisé dans le livre comme l’est Martial dans « Le petit galopin de nos corps ». Ce dernier roman comme Evolène sont deux livres, chose rare chez Navarre dans lesquels l’Enfant a une place prépondérante. L’amitié entre David et Elie ne va pas sans sensualité en témoigne la scène dans laquelle David se baigne nu dans la fontaine, scène dont trouvera un échos  plusieurs années plus tard dans « Le petit galopin de nos corps », lorsque Joseph et Roland font la connaissance de Martial âge de cinq ans, nu sur une meule de foin. David parlant d’Elie, déclare: << C’est moi qui l’ai séduit.>>… Navarre écrit à son éditeur, Paul Otchakovsky- Laurens : << Il y aura derrière le schéma du livre, la rencontre d’un enfant de sept ans et d’un grand, le vol d’un enfant par un bellétrien.>>. Navarre reproduit en le transposant à l’époque moderne le couple antique de l’éraste et l’éromène mais en faisant audacieusement de ce dernier un enfant et non un adolescent… Peut être que le gérontophile qu’est Julien Salcon dans « Lady Black » est un David qui a grandi…      

Pierre et Jeanne sont assez différents de René et Adrienne les véritables parents d’Yves. Pierre et Jeanne sont un peu les parents qu’aurait souhaiter avoir l’auteur. Pourtant Pierre a déjà les stigmates de René. C’est un père solitaire, un père « je sais tout », un ingénieur… qui n’a pas appris la tendresse… Quant à Jeanne c’est une femme qui déjà attend comme attendra toute sa vie Adrienne jusqu’à ce que cette attente devienne folie.  Dans Evolène l’auteur a fait du père de David, un physicien. Yves Navarre dans ce roman très autobiographique a gommé ses deux frères… Il y a d’autres différence entre la réalité et le roman qui rentre donc parfaitement dans le genre de l’auto-fiction, genre qui n’existait pas encore comme tel lorsque Evolène parait.

Les rapports des parent avec l’enfant font songer à ceux que l’on trouve dans Agostino de Moravia.

Si en quittant Evolène David a grandi. Il y a fait la connaissance de l’amour, de l’amitié, il a été confronté à la beauté de la nature, mais aussi à son âpreté, il en repart désenchanté et l’on entend plus le désenchantement d’Yves Navarre adulte que celui de David enfant dans une phrase comme celle-ci: << On aime une fois, le temps de quelques feux de Bengale. Le reste ne sera désormais que simulation, feinte adoration. Jouissance. Peut-être un peu de tendresse par-ci, par-là. >>. Dans ce constat amer Navarre dit l’éphémère de l’amour et le primat de la tendresse sur la jouissance.  

Yves Navarre a souvent dit qu’il y avait un enfant qui sommeillait ennui, dans Evolène, il l’a réveillé.

Mais peut être ne faut-il pas savoir tout cela quand on aborde ce beau livre et garder le coeur transi devant ce petit garçon à l’âme si sensible en lui souhaitant qu’il ne se durcisse pas trop; seulement assez pour éviter les écueils du torrent de la vie.

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