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Dans les diagonales du temps
10 août 2022

Péplum de Blutch

Peplum

 

 

C’est en 1996 que j’ai découvert Peplum, ce n'est donc pas d'hier, cette histoire paraissait dans l'excellent mensuel A SUIVRE, hélas trop tôt disparu. On peut voir cette bande-dessinée comme une sorte d'hommage au Satiricon de Fellini. 

Il y a un malentendu sur le titre. Dans l’imagination populaire, le péplum désigne un cinéma historique assez naïf, généralement américain ou italien, qui raconte une légende ou une épopée de l’Antiquité, et qui utilise des décors aussi luxueux qu’artificiels. Un « péplum » devrait être ainsi une histoire à grand spectacle, mais selon le Petit Robert, il s’agit tout simplement d’un « film historique ayant pour sujet un épisode de l’antiquité ». Le récit de Blutch ne correspond pas vraiment à cette définition minimaliste. 

 

 

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En fait, l’œuvre parait bien éloignée du roman historique habituel, même si l’action se déroule à une époque plutôt célèbre. Tout commence en 44 avant JC, lors de l’assassinat de Jules César, et Blutch dessine cet événement de façon somptueuse. Un citoyen romain, Publius Cimber, est exilé aux confins de l’empire où il essaie péniblement de survivre. Accompagné d’une bande de vagabonds, il découvre dans une caverne une belle inconnue enfermée dans un bloc de glace. Fasciné par le visage de cette femme, Publius et ses complices la déposent dans un chariot et l’emportent dans leurs voyages.

 

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 Le second chapitre se situe une année plus tard. Le patricien exilé et ses camarades continuent leurs errances et constatent que cette femme est prisonnière d’une glace qui ne fond pas. Ils tombent malades les uns après les autres et semblent poursuivis par une malédiction. Une dispute éclate et Publius est assassiné par un de ses complices qui décide d’usurper son identité.

 

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 Le troisième chapitre semble être une suite logique du précédent. Le faux Publius s’est embarqué sur un navire et souffre du mal de mer. Il est toujours accompagné de la femme de glace qui suscite l’envie des autres passagers et ceux-ci cherchent à la jeter par-dessus bord. Leur bateau est alors attaqué par des pirates et Publius (appelons-le ainsi puisqu’il n’a pas d’autre nom) échappe de justesse au massacre en se jetant à la mer.

 

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 L’épisode suivant apparaît plus énigmatique. Publius traverse la campagne à cheval et rencontre une femme dont les deux mains ont été amputées. Il se fait capturer par les habitants de son village dont toutes les femmes souffrent de la même infirmité. Pendant la nuit suivante, il doit subir d’équivoques attouchements au cours d’une fête orgiaque. 

 

 

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Au début du cinquième chapitre, Publius est arrivé dans un étrange ensemble d’habitations taillées dans une falaise. Il explore ce réseau complexe de grottes, assassine un marchand puis rencontre un jeune éphèbe qu’il emmène dans ses voyages.

 

 

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L’imposteur et son « giton » parviennent ensuite devant les murs d’une ville romaine où ils sont faits prisonniers. Ils se retrouvent en face d’un général qui tombe amoureux de l’éphèbe. Il relâche Publius mais garde son jeune compagnon pour l’entraîner dans une nuit de plaisirs. En errant dans la cité, Publius retrouve la femme de glace, puis le général lui propose un échange qu’il finit par accepter.

 

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Au chapitre sept, Publius a trouvé refuge dans une autre cité et semble être heureux avec sa compagne congelée. Il assiste à un spectacle théâtral et fait connaissance avec une actrice qui l’invite à passer une nuit d’amour. Il lui rend visite mais se montre incapable de la satisfaire et doit subir un châtiment corporel.

 

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 Au cours des trois derniers chapitres, l’action s’accélère et l’intrigue devient difficile à suivre. Publius est pris de remord et fait connaissance d’un poète qui essaie lui aussi (et sans succès) de lui dérober la femme de glace. Il embarque ensuite sur un navire et rencontre le frère du véritable Publius qui le punit de son imposture. Il est attaché à fond de cale et soumis à divers supplices. Le navire fait ensuite naufrage et Publius est recueilli sur une barque où il assassine son persécuteur. Le dernier chapitre le montre en train de combattre une femme sauvage et à demi-nue, et leur affrontement est féroce.

 

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 Une fois le combat terminé, un public se dresse pour acclamer la victoire de Publius. Les spectateurs célèbrent son triomphe et il reçoit une couronne de lauriers. Il est ensuite conduit vers une cabane où sont entreposés divers trophées, et il y retrouve sa mystérieuse compagne. La glace finit cependant par fondre et la beauté n’est plus qu’un cadavre.

 

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 Cette conclusion souligne bien le véritable sujet du livre. A travers ces errances improbables dans un monde romain crépusculaire et débauché, Blutch nous raconte une histoire d’amour impossible. La civilisation antique n’y apparaît que de façon épisodique, et elle semble parfois vouée à un rôle d’ornement autour de cette quête violente de la beauté. Cet univers antique permet à l’auteur d’introduire d’étranges décors ou d’illustrer avec virtuosité des scènes d’action, mais il introduit aussi des épisodes plus contemplatifs, dont la signification reste incertaine. C’est ainsi qu’après la séparation de Publius et de son « giton », il introduit cette page d’une beauté troublante qui donne la voix à un « chœur des matelots », comme le ferait une tragédie grecque, mais ce discours poétique ne fait qu’accentuer les incertitudes de l’histoire.

 

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Blutch a avoué dans une interview qu'à l'origine il voulait remplir les blancs du roman de Pétrone  dont il ne reste que des extraits,  Mais Péplum n’est pas le banal complément de l’œuvre littéraire. On devrait plutôt la considérer comme un récit « à la manière de » et Blutch propose dans cette idée une suite de scènes vigoureuses, parfois inspirées par des images de Fellini, qui ont pour seul lien la récurrence de ce personnage qui a usurpé l’identité d’un patricien. Il existe en filigrane une vague continuité narrative, en fait identifiable à un circuit géographique puisque l’auteur amène progressivement le faux Publius des confins de l’empire jusqu’au centre de Rome. L’épilogue nous montre que l’imposteur est parvenu à ses fins puisque, revêtu d’une toge, il devise paisiblement avec d’autres notables romains. Il émet cependant une plaisanterie qui tombe à plat, et l’image silencieuse qui termine l’album est lourde de significations. Elle confirme que l’imposteur n’appartiendra jamais au monde des patriciens.

 

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 Plutôt qu’une épopée, Péplum est un ensemble de scènes aux significations diverses, de même qu’un prétexte à des essais graphiques. Blutch illustre à sa manière des événements plus ou moins costumés, et si l’album structure intelligemment ces variations au sein de chapitres, il n’existe pas toujours de cohérence complète à l’intérieur de ceux-ci. L’unité fondamentale me semble plutôt être la planche, même si de nombreuses séquences s’étendent au-delà d’une page. L’auteur les construit avec virtuosité en alternant une présentation conventionnelle (parfois un simple gaufrier) avec des compositions plus dynamiques. Il peut utiliser une image unique aussi bien que des vignettes multiples, mais ses planches ne contiennent souvent que trois à six cases afin de mettre en valeur le graphisme. Il y insère parfois des images sans cadre, ou alors il les condense grâce à la fusion de plusieurs dessins, et explore avec un plaisir évident ces variations de mise en page, en alternant fantaisie et classicisme. En utilisant ces effets, il recherche surtout le décalage et la subversion et évite habilement de célébrer une Antiquité mythologique. Ceci apparaît bien dans la page ci-dessous qui présente une structure simple, par alignement de vignettes d’égale grandeur, mais le dessinateur y cadre ses personnages de façon baroque, et ceci donne à la séquence une signification équivoque.

 

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 Blutch joue aussi avec l’histoire et on devine qu’il prend du plaisir à détourner de manière personnelle certains événements historiques. C’est ainsi que l’assassinat de Jules César est raconté sur quatre pages avec un texte de grand style (tiré en fait d’une pièce de Shakespeare), et des personnages qui semblent évoluer sur une scène de théâtre. Le dessinateur y multiplie les effets graphiques et je vais essayer d’en détailler quelques uns dans cette séquence.

 

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La première vignette nous montre Brutus en face de César, juste avant qu’il ne lui donne un coup de poignard. Tout son intérêt provient du contraste graphique entre les deux personnages. Le visage de Brutus apparaît en pleine lumière, et ses traits sont encrés de façon classique. Le regard est expressif, et le dessinateur utilise de fines hachures pour préciser les zones d’ombre et les plis du visage.

 

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En face de lui, le visage de César se présente comme une image plate. Il s’agit presque d’une tache d’encre, dont les contours marquent toutefois le profil du dictateur sur le point de mourir. César n’est en fait plus qu’une ombre par rapport à Brutus dont la physionomie déborde quant à elle de vie.

 

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La deuxième vignette se concentre sur l’action. Elle se place après le coup de couteau, que Blutch nous suggère par un cadrage spectaculaire. Le corps, le bras et le poignard ensanglanté de Brutus entourent la silhouette de Jules César, et un minuscule point dans sa poitrine nous laisse deviner l’existence d’une plaie mortelle. Le visage du mourant redevient expressif lorsqu’il énonce sa célèbre citation, mais ce n’est qu’un ultime sursaut avant l’anéantissement total.

 

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 La case suivante nous montre l’effondrement du dictateur. Blutch dessine surtout sa toge, dont les plis sinueux paraissent s’enrouler autour d’une silhouette courbée, et cet effet graphique suggère le mouvement de la chute finale. Si l’on oublie la main qui émerge du tissu, cette forme me parait assez proche de l’abstraction. Considérée isolément, cette image serait difficilement compréhensible, mais elle est d’une impitoyable efficacité au sein de la séquence.

 

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La dernière image semble plus théâtrale avec les silhouettes des assassins qui dominent le corps du mourant. Je la vois comme une fausse illustration classique car Blutch y supprime ironiquement les têtes des conjurés. César apparait déjà comme un cadavre en pleine décomposition, grâce aux contours imprécis de son corps et aux taches noirâtres qui recouvrent son visage. Le dessinateur privilégie dans ce cas l’expressivité des formes plutôt que leur réalisme. Dans son interview Blutch déclare qu’« idéalement, la bande dessinée devrait être intraduisible dans un autre langage », et les effets déployés dans cette scène me semblent illustrer ce propos de belle manière.

Cette inventivité du dessin et cette expressivité de chaque vignette ne peuvent cependant être savourées qu’après avoir pénétré le sens du livre. L’exploration initiale de Péplum peut ainsi être pénible, à cause de la recherche (frustrante) de signification au cours d'une première étape, mais la relecture est au contraire stimulante et permet de s’attarder sur l’originalité des images, de comprendre leur distanciation, et de réfléchir sur leur insolite vérité (en particulier lorsque l’auteur détourne les conventions du genre).  

 

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