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Dans les diagonales du temps
3 juin 2021

L’HOMME MARIE d'Edmund White

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L’homme marié nous narre par le menu la liaison entre Austin, un quinquagénaire américain, journaliste pigiste, spécialiste du mobilier français du XVIII ème siècle et Julien un architecte à peine trentenaire.
Austin a perdu tout espoir de rencontrer à nouveau l’amour. Il consacre la plus grande partie de son temps à l’écriture d’une encyclopédie des  meubles français. Mais la routine confortable de sa vie va être bouleversée le jour où, dans une salle de sport parisienne, il rencontre Julien, un homme marié, mais en instance de divorce, tout en ressentant encore une attirance sexuelle pour sa femme; de son coté Austin éprouve toujours une grande tendresse pour Peter un garçon encore plus jeune que Julien qui est retourné aux Etats-Unis. Peter est séropositif comme Austin. Ce dernier fait découvrir à Julien la société élégante qu’il fréquente. Il invite bientôt son jeune ami à partager son appartement de l’ile Saint-Louis. Tout va pour le mieux entre les deux hommes mais notre pigiste s’inquiète de la précarité de sa situation. Lorsqu’on lui propose un poste de professeur d’esthétique à l’université de Providence, il accepte aussitôt. Il emmène avec lui Julien qui, dès son l’arrivée en Amérique, tombe malade du sida. Nous sommes alors à la moitié de ce volume de près de 400 page le livre alors bifurque radicalement d’hédoniste et léger il devient grave et tragique n’étant plus que le constat cru et clinique de la longue décrépitude de Julien...
On éprouve une gène dès les premières pages, lorsque l’on connaît bien l’oeuvre, donc la vie, le principal matériau de ses livres, d’Edmund White. On adhère difficilement au personnage d’Austin, tant s’interpose entre le lecteur et ce personnage de fiction, la stature de l’auteur. Un écran que l’on aura bien de la peine à crever tout au long du récit. Austin est le masque trop transparent de White comme celui de Julien d’ Hubert Sorin, compagnon de l’écrivain, emporté par le sida en 1994. On retrouve dans “le roman” des épisodes de la vie de White et de Sorin à peine transposés. Dans la “vraie vie” au printemps 1989, Bill Cory, un jeune réalisateur américain tourne un film en noir et blanc de 30 minutes sur la vie d’Edmund White à Paris. Une courte séquence montre Edmund et Hubert déambulant ensemble. Cet événement est retranscrit tel quel dans un homme marié.... En mars 1994, Edmund emmène Hubert voir le Maroc une dernière fois. Hubert devient très malade et meurt peu de temps après. La seul différence avec la réalité est que, contrairement à Julien, Hubert Sorin ne décédera pas durant le voyage.

Mais on ne saurait mieux dire que  Thomas Querqy  dans son brillant blog pour disculper l’auteur d’une quelconque faiblesse devant son image que lui renverrait le miroir de ses écrits << L’impudeur et la sincérité si peu bourgeoises d’Edmund White ainsi que ses nombreuses interrogations sur sa vie, le lavent de tout soupçon de complaisance à l’égard de lui-même, encore plus de celui d’hagiographie, deux écueils inhérents à l’autobiographie.>> 
Le livre a été écrit en 2000 soit six ans après les faits qu’il relate. Dans la chronologie de la vie romancée de l’écrivain on peut estimer qu’il est la suite, non sans béance, de La symphonie des adieux qui lui date de 1997 et que je considère comme le chef d’oeuvre de son auteur. Dans ce dernier livre, que  très justement dans son avertissement il avait mis sous le parrainage de Proust ce dont il n’est nullement indigne, White avait eu l’habileté, de ne pas se dissimuler derrière un personnage, tout en annonçant d’emblé qu’il prenait des libertés avec la réalité.

Un auteur a bien sûr le droit (et parfois le devoir) de transposer la réalité. La recherche des clefs d’un roman est un exercice un peu vain. Mais dans le cas de White le fait qu’il est rendu sa vie en grande partie publique, d’abord par les interviews qu’il a données, puis par son autobiographie , rend désormais la lecture naïve de son œuvre impossible. Le malaise est encore renforcé par le fait que les décalages avec ce que l’on croit savoir de la réalité sont peu convaincants. On a du mal à croire par exemple qu’un obscure pigiste, certes pour de prestigieuses revues américaines de décoration tel A.D., puisse avoir, et une telle aura, et une telle aisance financière. On est parfois agacé aussi des généralités que l’écrivain assène assez doctement, aussi bien sur les français que sur les américains, transformant parfois son Austin en une sorte de major Thomson cosmopolite mais restant presque toujours sur sont quant à soi... C’est d’autant plus surprenant que, comme tous les livres d’Edmund White, L’homme marié recèle de nombreuses pépites d’observation psychologique. Le livre n’est pas avare non plus de pures bonheurs d’écriture comme ceux-ci: <<Petit julien avait été l’un de ses amis - vingt quatre ans, une face de renard, un regard intense, et une curieuse odeur de vieux puits, comme si ses plombages avaient commencé à rouiller à cause d’un excès de salive.>> ou encore: << Austin entendait le baladeur de leur voisin crépiter comme une poignée de cigales enfermées dans une boîte de conserve.>>.
Malgré ces réserves  L’homme marié est précieux, car rare, en effet, s’il existe des bibliothèques de romans nous détaillant la relation amoureuse entre un homme de cinquante ans et une femme de trente, ceux autopsiant, comme le fait ici White, l’amour d’ un quinquagénaire pour un jeune homme de vingt ans son cadet, auraient bien de la peine à garnir un rayon.
On peut aussi lire la première partie du livre comme le journal d’une passion amoureuse aberrante, car on ne comprend pas bien, si l’on ne s’en tient qu’à la raison, pourquoi Austin-White s’est entiché de ce Julien qui nous apparaît, alors pourtant qu’il est vu par son amoureux, comme un fat égocentrique; mais il est bien connu que l’amour à ses raisons que la raison... La surprise pour cet engouement est multiplié par l’ étonnante lucidité dont fait preuve Austin-White comme en témoigne cette réflexion: <<L’une des choses qu’il aimait dans le fait de vieillir était de pouvoir satisfaire si aisément ces jeunes gens qui avaient besoin de l’approbation  de leurs ainés.>>. 
Comme souvent White nous fait voyager et c’est un autre plaisir du livre. Il excelle dans l'art de saisir l'esprit des lieux aux quatre coins du monde. On suit le couple de Paris en Floride, du Rhode Island au Maroc, avec des incursions dans la campagne française, à Venise ou au Québec. L’auteur nous fait découvrir des milieux qu’il épargne rarement comme celui des petites universités américaines par exemple.
Il nous délivre également quelques sentences que l’on ferait bien de méditer: << Il pris conscience que pendant les années de son absence, les américains avaient cessé de s’intéresser à la grande culture. L’Europe ne les concernait plus du tout, sauf comme un parc à thèmes facultatif, mais distrayant. Les gens ne prétendaient plus à une large connaissance générale; chaque universitaire avait sa spécialité, qu’il apprenait comme un boulanger fait son apprentissage, mais personne n’affirmait plus avoir maîtrisé toutes les techniques culinaires de la culture.>>.
Le voyage n’est pas que géographique, c’est aussi un regard cursif sur différentes composantes de la société. White est aussi doué pour dépeindre le petit monde parisien un peu snob que fréquente Austin, les gays, les aristocrates, que les professeurs d'université américains ou les petits-bourgeois, tout en ne s’oubliant jamais: << S'il se plaignait moins que ses contemporains d'être gay et d'avoir cinquante ans c'est parce qu'il n'avait jamais eu à faire ses preuves dans un bar ou dans un sauna, mais avait vécu à l'intérieur de son charmant cercle d'amis jeunes et affectionnés.>>.
C’est un autre livre qui commence vers la page 200 avec la description minutieuse des conséquences tant physique que psychique du sida sur Julien. On passe sans transition de la comédie légère à la tragédie. Edmund White réussit la performance d’être à la fois distancié en restant émouvant. C’est d’autant plus fort que l’on éprouve guère d’empathie pour le malade qui devient encore plus égoïste que lorsqu’il était en bonne santé. Notre tendresse va à Austin, admirable par sa dévotion bien que petit à petit, il perd ses illusions sur son ami. Avec beaucoup de talent, sans rien nous épargner de la déchéance physique du jeune homme, tout en ne tombant jamais dans le voyeurisme morbide, Edmund White peint avec   minutie et justesse le changements de perception que le bien portant à de l’être aimé malade lorsqu’il sait que l’issue ne peut-être que fatale à brève échéance. Avec lucidité et courage, plus que dans son autobiographie, d’où l’utilité morale et artistique du masque romanesque de la troisième personne du singulier, il ose écrire avec prosaïsme ce que fut son attitude envers ses proches atteints du sida: << Les gens le louaient pour la “maturité” qui lui avait permis de survivre à  la mort  de nombreux amis sidéens, mais il savait que, dès l’instant où l’un d’eux tombait malade, il commençait en secret  à retirer de son compte des sommes d’amour de plus en plus grande...>>.
La description au microscope des ravages du sida sur les corps ne fait pas perdre à Edmund White son talent du portrait: <<Il enduisit d’huile les étroites épaules de Peter et même son long cou, sur lequel était posée son élégante tête blanche, majestueuse comme une perruque de jeune femme peinte par Fragonard. A la fois têtu et vulnérable: étrange contradiction qui caractérisait Peter. Il avait l’air un peu hébété d’un personnage malveillant de dessin animé qu’on vient d’assommer avec un énorme marteau, pour le transformer en un toqué bon enfant.>>. Ce court passage met aussi en évidence l’étendue et la diversité des références de l’auteur, cette profondeur de la perspective intellectuelle, où l’humour vient se glisser, comme par inadvertance, est un régal pour le lecteur. On en vient à se demander si le choix du prénom Julien est fortuit pour un personnage qui n’est pas sans parenté avec le Sorel de Stendhal.
Délicatement le roman évoque la culpabilité, la détresse, la peur de la solitude... Il analyse avec pertinence le rétrécissement du monde autour du couple qui bientôt n’a plus que pour horizon, où qu’il soit, que la maladie.  
L’homme marié recèle les plus “belles” pages que j’ai pu lire sur le sida,  parce que débarrassées du romantisme morbide qui pollue bon nombre d’écrits consacrés au sujet.

 

Pour retrouver Edmund White sur le blog:

 

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