Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Dans les diagonales du temps
24 février 2021

Ce vieux rêve qui bouge d'Alain Guiraudie

 

areve

 

 

France, 2001, 49 mn

 

 

Réalisation: Alain Guiraudie, scénario: Alain Guiraudie, image: Emmanuel Soyer, montage: Golonda Ramos & Lilie Lê-Liêu, son: Dana Fazenhpour

 

 

 

avec: Pierre Louis-Calixte, Jean-Marie Combelles, Jean Ségani, Yves Dinse, Serge Ribes

 

Résumé

 

 

Jacques (Pierre Louis-Calixte), un jeune ouvrier, est engagé dans pour démonter les machine d'une usine qui va cesser son activité dans une semaine et qui dans ces derniers jours ne procure guère de travail aux derniers membre de son personnel qui passent le plus clair de leur temps à taper le carton dans la cour de l'usine sous de coquets parasols. Le jeune homme est considéré comme un intrus par le personnel. Dans cette atmosphère particulière, alors que rien ne le laisse prévoir, le jeune homme décide d'annoncer son homosexualité. Ce qui a pour résultat immédiat d'émoustiller le contremaitre. Ce dernier, petit chef type, révèle à tous l'homosexualité, jusqu'alors bien cachée du plus vieux compagnon de l'usine. Jacques tombe amoureux du contremaître, mais ce sentiment n'est pas partagé par l'objet de ses désirs. Parallèlement, un autre ouvrier, robuste et marié, essaye de conquérir le coeur de Jacques mais en vain. La fermeture de l'usine coïncide avec l'échec de ce curieux triangle amoureux. La fin du monde du travail serait-il la fin du désir?

 

 

42853330

 

L'avis critique

 

L'originalité d'Alain Guiraudie, et pas seulement en tant que cinéaste, est absolue. D'abord par l'univers auquel il s'attache, le monde ouvrier dans une petite entreprise du midi de la France, l'accent méridional se fait entendre dans ce film chose aussi rare dans le cinéma français qu'un ouvrier à l'écran dans cette cinématographie. Ensuite encore plus surprenant Guiraudie filme la circulation du désir entre hommes dans ce milieu mettant en évidence des corps, filmés sans pudeur excessive que l'on a guère l'habitude de voir sur les écrans. Il réussit très bien a érotiser ces corps gras ou musculeux, robustes, glabres ou velus. On est loin des fantasmes gays habituels. On peut compter sur les doigts d'une main les films qui aborde ce sujet, tabou entre tous, du désir entre hommes dans le monde du travail. Si la peinture de ce microcosme prolétaire est réaliste, ce qui ne l'est absolument pas est le fait que l'homosexualité semble tout naturel dans cette usine dans laquelle tous les ouvriers seraient gays. Cette bizarrerie fait un curieux hiatus avec le regard quasi documentaire sur ce petit milieu ouvrier  renforce l'étrangeté de l'ensemble qui est encore renforcé par la belle lumière chaude et qui parait souvent artificielle qui baigne tout cela. Le cinéaste utilise souvent des cadrages très larges en plan fixe, toujours bien composés, qui renforce l'impression que l'on a de l'isolement de ce petit monde par rapport au hors champ. Tout contribue à déconstruire le naturalisme apparent du film comme cette canicule accablante sous laquelle se déroule toute cette histoire. Pourtant tout le film est fait de notations justes sur la condition ouvrière comme cette difficulté à communiquer autrement que devant un duralex de jaja.

 

cine-cevieuxrevequibouge-web-width_1773_height_965_x_175_y_27

 

 

Mais il serait dommage de considérer Ce vieux rêve qui bouge que sous l'angle de sa bizarrerie qui est néanmoins grande; cela n'en serait qu'une lecture superficielle. Et ne voir dans ce film qu'un truc de scénariste qui consisterait à injecter une forte dose d'homosexualité dans un milieu inhabituel. C'est compter sans la description chaleureuse des relations qui se nouent entre les différents personnages même s'ils paraissent un peu angéliques. Ainsi un récit simple et  fondamental s'installe dans une douce mélancolie.

Le vieux rêve qui bouge chez ce marxiste hétérodoxe d'Alain Guiraudie est ce celui du grand soir, promesse d'une parousie toujours à venir ou celui du désir inateignable pour ces corps frustres à la belle innocence?

Ce vieux rêve qui bouge a été sélectionné pour le festival de Cannes 2001.

Ce vieux rêve qui bouge est à ce jour le meilleur film du réalisateur, qui, s'il a su garder sa complète originalité est parti dans des délires souvent réjouissant et toujours gays et prolétaires que j'ai un peu de mal à suivre.   

 

 

42853342

 

Interview d'Alain Guiraudie

 

Objectif Cinéma : D'où viens-tu Alain ? (Je serais très naïve dans mes questions car nous voulons tout savoir de toi !!!)

 

Alain Guiraudie : D'accord, je te suis !

 

Objectif Cinéma : Je sais que tu viens de l'Aveyron mais pas ton âge.

 

Alain Guiraudie : J'ai 37 ans, je suis né en 1964 à Villefranche-sur-rouergue.

 

Objectif Cinéma : Tu es de quel signe ?

 

Alain Guiraudie : Cancer ascendant Lion. Je peux même te dire le nom de la clinique où je suis né à Villefranche-sur-Rouergue : St Alain.

 

Objectif Cinéma : D'où ton prénom ?

 

Alain Guiraudie : Non, avec Alain je ne m'en sors pas trop mal car j'ai connu les prénoms auxquels j'avais échappé !!! Et au bout de huit jours je suis allé vivre chez mes parents. Je suis l'aîné de ma famille, on vivait dans une petite ferme, et parallèlement au travail qu'il y avait, mon père bossait à l'usine du coin. Ils étaient dans une agriculture vivrière, autonomes à cent pour cent ; on tue le cochon chaque année, on mange la volaille et les légumes du jardin. On achète juste le sel.

 

Alain Guiraudie : Ah non ! On ne mangeait pas souvent de poisson ou de viande rouge. C'était vraiment une petite exploitation des années 60, de la moyenne montagne. Cela ne suffisait plus de vendre le lait de la vache et les œufs, alors mon père est parti travailler à l'usine à côté, et ce n'était pas le seul parmi les paysans. C'était l'aciérie de Cazeville, une enclave très industrielle dans un monde rural, et il y avait plus de 100 000 personnes dans ce bassin. Maintenant on y compte environ 20 000 personnes, tu jongles entre les chômeurs, les érémistes et les retraités. L'aciérie ne fonctionne plus avec toutes les vagues de licenciement qu'il y a eu. Avant, c'était un bassin houiller avec la mine et le charbon, ensuite d'autres industries sont venues s'installer et on se croyait vraiment au siècle dernier, au temps de la révolution industrielle de 1850 ! Imagine la bonne industrie lourde : zinc, sidérurgie, fonderie, aciérie, tout cela au sein d'un petit village ! Je suis né là-dedans. J'allais à l'école du village, puis au collège du village d'à côté et le lycée était à Rodez, une ville que je n'aime pas trop…

 

PIF, DIEU ET LA SERIE B (LE BAC EN POCHE)

 

19250373_1317933978313338_8995476389779110866_o-e1605548103355

 

 

Objectif Cinéma : Comment est-tu venu au cinéma ?

 

Alain Guiraudie : Mon rapport à l'image vient plus de la télé que du cinéma. Des séries, que je trouve fondamentalement très cinéma-tographiques, comme Les EnvahisseursLes Incorruptibles, La Quatrième Dimension et les westerns. Je suis resté aussi à un cinéma assez primaire qui m'a marqué, celui de Costa Gavras, d'Yves Boisset où les méchants étaient les fascistes. Quant au milieu de tout ça, j'ai vu pour la première fois le film de Glauber Rocha Le dieu noir et le diable blond (1964) je n'ai pas tout compris mais il y avait des images fortes, ça parlait de la misère avec un ton très lyrique, qui allait au-delà de la simple dénonciation pour retrouver le mythe. Je ne me posais pas les questions de catégories, je ne faisais aucune différence entre les films de Ford, d'Hathaway ou de Léone. Ce qui se racontait, ainsi que les paysages grandioses, me plaisait.

 

Objectif Cinéma : On les retrouve dans ton cinéma, je pense notamment aux cieux splendides de ton film Du soleil pour les gueux mais aussi aux mélanges des genres, du burlesque, à l'aventure digne d'un western.

 

Alain Guiraudie : C'est l'exemple type de cinéma que j'aime faire. Comment on fait pour se démerder à essayer de retrouver des rêves d'enfant, tout en se préoccupant de la vie actuelle ?

 

Objectif Cinéma : Revenons au Lycée de Rodez.

 

Alain Guiraudie : J'ai ramé et pas mal. J'ai redoublé ma première et ma terminale.

 

Objectif Cinéma : Tu as passé ton Bac à 20 ans donc ?

 

Alain Guiraudie : Eh non ! Je l'ai eu à 19 ans, car j'avais un an d'avance en rentrant en seconde au lycée, et au bout du compte, seulement un an de retard le Bac en poche ! J'aimais bien cette période. On a monté un journal, on s'occupait d'une coopérative, je commençais à militer à l'extrême gauche, j'étais même très anticommuniste à l'époque, grosso modo de 1978 à 1984, entre Giscard et Mitterrand. Je faisais partie des gens assez méfiants de ce dernier, et pas très content qu'il devienne président en 1981. Je n'ai jamais voté pour lui, et à juste titre. C'est pendant cette période que j'ai appris le militantisme. Tout ce qui touchait à la coopérative m'intéressait. On pouvait passer des après-midi à jouer au baby-foot, jusqu'à l'heure du ciné-club où on se prenait la tête à discuter sur le dernier Godard Week-end, auquel je n'avais rien compris !! Ça me passait complètement au-dessus de la tête, mais j'aimais bien, car cela provoquait de longues discussions. Pour trois francs, on pouvait voir ces films, on adorait gérer nous-mêmes ce ciné-club, on faisait les cons mais c'était une époque dynamique, on ne travaillait pas bien nos devoirs tout en faisant pas mal de choses. Je préférais lire que faire mes devoirs. Dostoïevski ou Brecht ont été alors essentiels pour moi, mais je lisais plus souvent des bouquins comme L'Herbe Bleue, Flash Gordon, Bradbury, Aldous Huxley, des comics. Ma mère était une grosse lectrice, elle lisait beaucoup de livres de la collection Harlequin, des Guy des Cars ; j'en lisais certains mais ce n'était pas ma tasse de thé. J'avais beaucoup plus envie de relire Dostoïevski ! Je suis proche aussi de l'existentialisme, j'en reviens toujours à Sartre, Le diable et le bon dieu, Les mains sales. J'adorais vraiment ce que faisait cet homme.

 

Objectif Cinéma : À cet âge de l'adolescence, on découvre Sartre et Camus, sans savoir ce qu'ils représentent, on plonge directement dans leurs récits. Une alchimie secrète s'établit…

 

Alain Guiraudie : C'est vrai, mais je ne suis jamais revenu à Camus alors que je continue à lire ces deux romans de Sartre. Chez moi tu pouvais aussi bien trouver des Nous Deux avec le livre de Steinbeck Les Raisins de la colère. Mais bon, c'était une famille de droite et catholique, où on pouvait lire aussi Pif Gadget. J'ai appris à lire dans Pif Gadget et si j'en loupais un le mercredi, j'étais dans tous mes états ! Et honnêtement, j'ai lu ça…jusqu'en troisième, seconde au lycée…

 

Objectif Cinéma : Quels sont tes meilleurs souvenirs de Pif Gadget ?

 

Alain Guiraudie : Tu te souviens des Artémiens et Salénis, ces espèces d'animaux préhistoriques en sachet ? J'en étais fasciné, ça m'avait complètemententhousiasmé, mais bon, ça ne donnait strictement rien en fait. C'était assez décevant une fois que tu l'avais, j'ai dû le garder deux jours.

 

Objectif Cinéma : As-tu reçu une éducation religieuse selon les règles ?

 

Alain Guiraudie : J'étais enfant de chœur, mais par contre, mes parents ne m'ont jamais forcé pour aller à la messe. J'y suis toujours allé de mon plein gré, jusqu'à l'âge de dix ans. J'y croyais à fond et j'aimais ça ! J'adorais faire la messe du minuit Saint à Paques comme enfant de chœur, et je faisais les cinq jours de la Pâques chaque année. Je suis en règle avec la religion, j'ai trois des sept sacrements : le baptême, la communion, la confirmation. Il me manque le mariage, l'extrême-onction - mais ça on verra ça plus tard, et l'ordination. Cela me passionnait vraiment. Il faut savoir que l'Aveyron est un département très catholique. J'ai commencé à rencontrer des prêtres ouvriers vers l'âge de onze, douze ans. Ils venaient travailler au bassin houiller, c'était des cégétistes communistes. Ce sont des gens qui ont été assez importants pour moi, et ensuite, j'ai arrêté de me passionner pour tout ça. Je pense que j'aurais un retour au mystique quand j'approcherai de la mort. Cela arrive à beaucoup de monde et je ne vois pas pourquoi j'y échapperai ! En tout cas, je me posais beaucoup de questions : d'où l'on vient, qu'est-ce qu'il y a après la mort ?

 

Ci-dessous une interview donnée à Objectif Cinéma peu après la sortie de Ce vieux rêve qui bouge

 

LE CINEMA ET LES CAMARADES

 

Objectif Cinéma : Tu penses que ces questions nourrissent ton cinéma ?

 

Alain Guiraudie : Ah oui ! Tout ce qui a trait aux angoisses existentielles est présent dans tous mes films. Je tente de lier ces angoisses avec un quotidien connu, de relier deux états différents. Cela serait un peu stérile de ne rien faire avec ces questions.

 

Objectif Cinéma : Que fais-tu avec le Bac en poche ? Tu commences à travailler ou tu poursuis des études longues ?

 

Alain Guiraudie : Et bien, après mon bac, je suis parti en fac à Montpellier en 1984. Bon, j'ai fait un peu de tout : je me suis inscrit en géographie et j'ai tenu un après-midi ! Ça ne me plaisait pas et comme j'adore la culture hispanisante, sud-américaine, je suis allé suivre des cours d'espagnol. J'ai tenu trois mois seulement. La fac m'a déçu, je ne m'attendais à ça, j'espérais autre chose que de bûcher et de bachoter comme au lycée. Je pensais qu'on allait nous considérer un peu plus comme des grands. C'est là que j'ai commencé à militer sérieusement. Après l'espagnol, je suis rentré en histoire, puis j'ai rencontré les trotskistes d'un mouvement du Parti des Travailleurs avec lequel j'ai fait un petit bout de chemin. Mais là, je doutais aussi un peu. Je discutais également pas mal avec la Ligue Communiste Révolutionnaire, et je continue à bien les aimer, malgré deux trois petites choses qui m'embêtent. J'ai rencontré des gens de l'UNEF, j'ai adhéré à l'Union des Etudiants Communistes, et dans la foulée au Parti Communiste. Les mouvances d'extrême gauche m'emmerdaient, il n'y avait que des instituteurs et des étudiants et j'avais envie d'être avec des gens qui travaillent ou des chômeurs. Je suis resté au PC jusqu'en 1995, j'ai arrêté quelques années et je viens de reprendre ma carte le 15 juin dernier. Au lycée, j'avais commencé à me renseigner pour passer le concours de l'IDHEC (actuellement la FEMIS). Mais je me mettais des barrières tout seul, le cinéma me paraissait très compliqué. Je pensais que je n'avais pas le bagage cinéphile intello et culturel pour arriver à intégrer l'IDHEC et ce monde-là. Je me suis dit : " Alain, tu feras ça quand tu seras plus grand ! ". Je n'ai donc jamais tenté ce concours, et comme j'avais très envie de raconter des histoires, je me suis mis à écrire. J'ai acheté une machine à écrire pour 300 francs, et j'ai commencé.

Alain Guiraudie : Non, c'est ma mère qui l'a récupérée. J'ai écrit surtout des romans, j'avais quitté la fac et pour vivre, j'ai bossé dans une pizzeria, j'ai été pion au collège, plongeur et j'ai fait pas mal d'autres jobs. Au bout de six mois, j'ai relu ce que j'avais écrit et je me suis dit : " C'est vraiment une belle merde ce que tu as fait là ".

 

Unknown

 

Objectif Cinéma : Tu as gardé ces écrits ou les as-tu jetés ?

 

Alain Guiraudie : C'est marrant, mais je les ai tous gardés, même les projets de scénario inaboutis. À l'époque, je voulais à tout prix écrire un roman. Je voulais être écrivain, acquérir un statut social. J'ai tout mis à plat, j'ai arrêté mes conneries en me disant que j'allais devenir meilleur écrivain que Proust et Dostoïevski ! J'ai écrit quelque chose sans savoir si c'était un roman, une pièce de théâtre ou un scénario, mais j'ai continué et je l'ai réalisé. J'avais 26 ans, c'est assez tard pour un premier film…

 

Objectif Cinéma : Pourquoi ce sentiment de retard ?

 

Alain Guiraudie : C'était vraiment mon premier tournage, je n'avais jamais fait devidéo ni de super 8, alors que je fais partie d'une génération qui avait un accès facile aux différents supports. Je souffre d'un gros complexe par rapport à la littérature. Je continue toujours d'écrire, j'ai même essayé de faire éditer tous mes romans pendant six mois avant d'arrêter. C'est assez malheureux à vivre : je suis très content de moi quand je viens d'en écrire un, et deux mois après je trouve ça nul…. Mais ça ressurgit toujours sous la forme d'un scénario, par conséquent, ce n'est pas forcément quelque chose de négatif, seulement une incapacité à créer et finir seul une œuvre aboutie. Le scénario, c'est autre chose et j'aime ça. Il doit être présentable, bien écrit, agréable à lire, précis, c'est un outilet une base de départ pour un travail à faire. Avant de faire mon premier court-métrage, j'ai tenté le concours de l'école de cinéma de Bruxelles l'INSAS. Je l'ai raté, et ça m'a pas mal contrarié, mais finalement… J'ai fait mon premier court Les héros sont immortels (1990) et j'ai beaucoup appris en le faisant. J'aurais gagné énormément de temps pour me constituer un carnet d'adresses en faisant une école de cinéma comme la FEMIS, car en étant veilleur de nuit à l'université de Toulouse, je ne pouvais pas aller très loin ! J'ai tourné mon court-métrage pendant mes semaines de congés salariaux, j'ai obtenu l'aide du GREC (Groupement de Recherche d'Essais Cinématographiques) et 35 000 francs, une somme importante pour moi, qui représentait la moitié d'une année de salaire ! C'était en 16mm. Je tiens d'ailleurs à la pellicule cinéma, j'aime cette prise de risques, qui t'oblige à très bien préparer ton tournage, à faire gaffe à chaque prise. Le matériel était évidemment loué, j'avais reçu aussi 18 000 francs de la Région Midi-Pyrénées, 4 000 francs de Blagnac, une ville proche de Toulouse où il y avait un atelier audiovisuel, et un emprunt personnel que j'ai pu rembourser. Je suis arrivé à un budget de 60 000 francs.

 

Objectif Cinéma : Et les acteurs ? C'étaient des amis qui venaient jouer bénévolement pour toi ?

 

Alain Guiraudie : Eh bien non, pas vraiment, sauf une copine qui a fait la cuisine sur le tournage. C'étaient des gens que je rencontrais. Je suis parti chercher des techniciens en essayant de les convaincre de bosser avec moi. Ils ne me connaissaient pas, mais dans la profession, on joue en général assez bien le jeu, et les mecs ont fait le film de bonne grâce, gratuitement.

 

Objectif Cinéma : Et la diffusion ?

 

Alain Guiraudie : Il n'a pas été diffusé du tout.

 

Objectif Cinéma : Tu n'avais pas hélas ce fameux carnet d'adresses…

 

Alain Guiraudie : Je l'ai présenté à des festivals qui ne l'ont pas vu… Sur le coup, cela t'énerve vraiment, surtout quand tu es bien isolé dans ton coin. On se dit : " Si ça se trouve, tu n'es pas fait pour ça, tu es complètement à côté de la plaque ". Je flippais. Mais dans ces cas-là, il y a toujours deux ou trois allumés qui viennent te dire que ton film est vachement bien, et ça te regonfle ! Pierre Merejkowski était l'un de ces allumés qui aimaient mon film. On venait juste de se rencontrer.

 

Objectif Cinéma : Pourquoi cette éclipse de 5 ans dans le militantisme politique ? Cela correspond à la période de production de tes courts etmoyens-métrages. N'était-ce plus possible ou difficile de concilier ces deux engagements ?

 

Alain Guiraudie : J'ai une grosse réponse à te fournir. Curieusement, c'est juste après le mouvement populaire de l'hiver 1995 avec toutes ces grèves et manifestations, durant le mandat de Juppé. Je faisais ma manif tous les jours.

 

Objectif Cinéma : Tu filmais ?

 

Alain Guiraudie : Non, je n'ai fait aucune image, je peux dire que je n'ai jamais retrouvé un mouvement aussi sympa avec autant de monde dans la rue. Ça discutait ferme. C'est le premier mouvement où je me disais " enfin, quelque chose se passe ! ". Je rencontrais des artisans et des petits patrons qui découvraient qu'ils avaient plus à voir avec la CGT que le MEDEF ! Mais en même temps, qu'est-ce qu'on a fait de ce mouvement ? J'ai constaté alors ma propre incapacité à inventer et à nourrir un projet collectif, plus encore que celle des partis politiques ou des syndicats à savoir fédérer tout cela. J'ai alors réalisé que j'étais très mal barré, je me sentais coincé dans une impasse, et j'ai arrêté de militer. Car finalement, la grosse concrétisation de ce mouvement de l'hiver 1995, c'est l'arrivée de Jospin au pouvoir après les élections législatives anticipées voulues par Chirac. Autant de monde dans les rues pour ça ! ! Mais soyons clairs, Jospin pour moi, c'est quand même mieux que Juppé, et d'ailleurs c'est la première fois que je votais socialiste en 1997 ! (Alain rigole, amusé du souvenir de cette première…)

 

Objectif Cinéma : Tu arrêtes de militer au moment où tu prends ta caméra pour fabriquer des films.

 

Alain Guiraudie : Le cinéma était une assez bonne solution à cette notion d'engagement. Bon, j'ai vraiment commencé en 1991. Le cinéma me paraissait être la bonne solution, en termes de démarche artistique, afin de sortir de l'impasse politique et sociale qui nous était offerte, et par-là même de pallier ce manque de projet collectif. Mais soyons honnêtes, tout cela a ses limites ! C'est toujours bien de voir ton film en salles avec les potes et le public. Mais c'est tout. Il faut en passer par la branche politique, il faut investir le champ politique de manière physique. Je ne suis pas dupe du Grand Soir et des lendemains qui chantent, j'ai fait un trait dessus. Il faut qu'il y ait des forces d'opposition. Je suis pour tout ce qui est contre Georges Bush, Jacques Chirac et Ernest Antoine Sellières. Je n'exclus même pas des stratégies d'alliances avec Lutte Ouvrière, ou avec la Ligue Communiste Révolutionnaire, car sur le fond, je suis d'accord. Mon retour au PC s'accompagne de bases beaucoup plus généralistes, je suis moins oppositionnel. Et l'individu est au centre, au cœur de la société : ça me plait énormément.

 

Unknown-1

 

 

 

Objectif Cinéma : Du soleil pour les gueux et Ce vieux rêve qui bougemontrent cet individu au sein de la communauté des hommes, celle du travail et de l'utopie de l'amour. On ne peut pas dire que tu fasses un cinéma individualiste, ce travers plus ou moins fécond d'une certaine tendance du cinéma français.

 

Alain Guiraudie : Le problème est le suivant : comment concilier et raccorder les désirs de l'individu avec la nécessité de la collectivité ? Même en étant très individualiste, car l'étant moi-même, il me semble que cela passe toujours par les autres : ma propre vie s'inscrit dans le monde, parmi celles des autres. Je ne vois pas l'intérêt de se sortir du monde, car même en étant individualiste, on est obligé de raisonner et de composer avec l'autre, à qui on n'échappe pas. Dans mon ambition, le cinéma est une péripétie, et fondamentalement, mon but reste de changer le monde. Je sais que le cinéma à un moment ne suffit pas, ou alors juste à satisfaire mon ego. Dans les débats cinéma, je me retrouve toujours en phase avec une certaine partie du public et l'un de mes grands soucis est d'arriver à faire un cinéma exigeant et populaire. Pour l'instant, je n'ai toujours pas la solution. Et c'est très frustrant pour moi. Ça m'angoisse de constater que ni les adolescents, ni la classe populaire, ne vont voir mes films. Je suis encore assez loin du cinéma populaire, même si j'essaye de l'intégrer. Je me sens isolé en tant que réalisateur, alors qu'au lycée, je me souviens qu'on pouvait être cinq à faire grève. C'est l'idée d'être plus que moi-même. Avec le distributeur et le producteur, on essaye de réfléchir et de marquer le coup. Par exemple, le Festival de Cannes nous demandait le film en priorité absolue, et nous interdisait de le présenter au festival Côté Court de Pantin. Là j'ai dit stop. Tant pis pour eux ! On était trois à le faire et très fiers de nous tenir à cette position. Il faut savoir que Jacky Evrard au Ciné 104 de Pantin me soutient depuis pas mal d'années. Je peux tenir des positions fermes à ce niveau-là.

Novembre 1990 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
M
L'inconnu du lac est un très beau film très Hitchcockien (il y a un très bon dvd) et il faut bien l'avouer que le reste de la production de Guiraudie ne laissait guère prévoir même si "Ce vieux rêve qui bouge" est aussi très singulier dans le cinéma et en particulier dans le cinéma français puisqu'il traite à la fois de la désindustrialisation non dans une grande agglomération mais dans une petite bourgade où c'est encore plus dramatique lorsque l'usine qui ferme est la seule pourvoyeuse d'emplois et de l'homosexualité dans le milieu ouvrier et en plus dans un petit bourg.<br /> <br /> Le communisme aujourd'hui relève d'une survivance politique incantatoire. <br /> <br /> Celui d'hier était d'un puritanisme absolu avec comme gardienne du temple madame Thorez alias Vandermerch la droite avait son pendant avec cette bigote de tante Yvonne...
Répondre
I
Je regrette de n’avoir pas encore vu "L’inconnu du lac". "Ce vieux rêve qui bouge", moins connu, m’intrigue tout autant. Homosexualité et communisme, ça n’allait pas bien ensemble autrefois, mais maintenant oui on dirait … voir aussi Yann Brossat, pas vraiment prolétaire lui ! <br /> <br /> La sympathique interview de Guiraudie m’apprend que nous avons lui et moi tout de même deux points communs : être aveyronnais tous les deux, et avoir passé notre bac à Rodez ( juste l’oral pour moi ) tout en "n’aimant pas trop" cette ville. Depuis le musée Soulage et les nouveaux aménagements urbains, je précise que j’ai changé d’avis.
Répondre
Dans les diagonales du temps
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité