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Dans les diagonales du temps
18 février 2020

Le crime du Palace de Florence Tamagne

Le crime du Palace de Florence Tamagne
Florence Tamagne lors de l'interview que j'ai réalisée d'elle pour la sortie en DVD du documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, Paragraphe 175

Florence Tamagne lors de l'interview que j'ai réalisée d'elle pour la sortie en DVD du documentaire de Rob Epstein et Jeffrey Friedman, Paragraphe 175

 

C'est, je crois dans le livre de "la soeur" d'Edith Piaf, livre qui, un été de ma prime jeunesse, fleurissait sur presque toutes les serviettes de la plage que j'ai lu pour la première fois le nom d'Oscar Dufrenne, cité par analogie avec celui de Leplée, le mentor de la môme, victime d'un assassinat assez semblable à celui coûta le vie à Dufrenne. Bien des années après, préparant l'interview de l'historienne Florence Tamagne, pour compléter l'édition en dvd de Paragraphe 175, je suis retombé sur cette même affaire en lisant son indispensable "Histoire de l'homosexualité en Europe, Berlin, Londres, Paris 1919-1939. Je la retrouvais récemment lisant le plaisant roman "Le bal des hommes" dans lequel le meurtre d'Oscar Dufrenne est très présent par les conséquences qu'il a eu sur le milieu homosexuel parisien de l'avant-guerre. Voulant comme je le fais souvent au cours d'une lecture, j'ai cherché à approfondir mes connaissances, via la toile, sur l'assassinat d'Oscar Dufrenne. J'y ai découvert d'une part un article de Florence Tamagne dans la revue d'Histoire moderne et contemporaine, texte d'une dizaine de pages, alors que l'historienne couvrait l'évènement en seulement deux pages dans son Histoire de l'homosexualité et d'autre part une recension très complète de ce fait divers dans un blog en déshérence qui a disparu depuis et qui s'intitulait si je me souviens bien "Et après".

L'exposé des faits que vous pouvez lire ci-dessous doit beaucoup à ce dernier site qui lui même puisait largement dans l'article de Florence Tamagne que je mentionne en source.  

 
Oscar Dufrenne et son mystérieux marin
 
Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

Ce 25 septembre 1933 vers minuit trente, le comptable du music-hall cinémaLe Palace toque à la porte du directeur de l'établissement. Pas de réponse. Il entre et aperçoit sur le sol un corps, caché sous une carpette. Il s'agit d'Oscar Dufrenne, cinquante-huit ans, assassiné dans son propre bureau vers 22 h 30. Blessé au crâne par dix-sept coups de queue de billard, le directeur est mort étouffé sous la carpette. Absorbé par le film qui était projeté ce soir-là, le public n'a vu ni entendu quoi que ce soit qui puisse aider les enquêteurs. Le lendemain, le tollé est énorme. Dufrenne, ce n'est pas n'importe qui dans le Paris d'alors. Ce prince de la nuit ne manque pas non plus d'activités le jour : conseiller municipal radical-socialiste du 10e arrondissement, conseiller général du département de la Seine, président du Syndicat des directeurs de spectacles, arbitre au tribunal de commerce, mécène de diverses oeuvres de bienfaisance... « Sa joie était de se pencher sur les humbles et de leur faire oublier, autant que possible, les inégalités de fortune. Combien de malheureux n'a-t-il pas secourus? Combien d'artistes n'a-t-il pas soutenus et encouragés? Combien de misères n'a-t-il pas soulagées? », écrit (non sans malice si l'on sait lire entre les lignes) le journaliste chargé de sa nécrologie dans le N° 592 de La Semaine à Paris. Une sacrée réussite pour cet imprésario né à Lille dans un milieu modeste et qui, depuis 1914, avait su redonner de l'éclat à plusieurs grands établissements de la capitale : Le Concert Mayol, Le Casino de Paris, L'Empire et bien sûr Le Palace, « où marlous chics et hommes du monde voisinent tellement qu'on s'y tromperait ». L'Humanité décrit Dufrenne comme un « magnat du spectacle "bien français" », « grand exhibiteur de cuisses, exploiteur d’usines "à plaisir" et homme de gauche ». Bref, « comme disent les travailleurs dans leur langage direct : – il n’y a que chez les bourgeois qu’on voit des choses pareilles ». Ce « monde corrompu et jouisseur de la haute société bourgeoise » où Dufrenne « s’enfonce davantage dans le bourbier du vice » pour finalement périr « dans une ignoble rumeur de scandale, victime du crime le plus crapuleux, le plus abject, après avoir lui-même introduit l’individu équivoque qui devait le massacrer ».

 

Le crime du Palace de Florence Tamagne
Les souvenirs de Jackie Sardou à propos d'Oscar Dufrenne

Les souvenirs de Jackie Sardou à propos d'Oscar Dufrenne

 

Au lendemain du meurtre ce sont logiquement les réactions de compassion qui dominent. La victime est louée, son parcours mis en valeur. La foule présente devant le Palace n’était pas composée que de curieux attirés par le sang, mais aussi d’habitants du quartier et de familiers venus lui rendre hommage. Ses obsèques, religieuses, furent d’ailleurs le moment d’une communion passagère. Des représentants, entre autres, des métiers du spectacle, de l’Hôtel de ville, de la Préfecture de police ou du parti radical défilèrent en cortège derrière l’Harmonie du 10e arrondissement, suivie de chars fleuris appartenant aux différentes associations présidées par Dufrenne, jusqu’à l’église où furent célébrées la générosité du défunt et son action en faveur des plus démunis. Pour L’Humanité, on assista là au défilé de la « fine fleur des édiles bourgeoises » associé au «Tout-Paris des poules de luxe, des cabotins de la haute, des petits jeunes gens spéciaux [qui] ont formé un digne cortège à leur égal ou maître ». Les actualités cinématographiques s'attardent sur le visage éploré d'« un homme grisonnant, nez busqué, regard sombre ». C'est Henri Varna, de douze ans le cadet du défunt, dont il est l'associé et le compagnon en titre. Mayol raconte dans ses Mémoires, parues en 1929, que « c'est dans l'un des spectacles [montés par] Dufrenne, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu [...] le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations ». Mais pas dans toutes, car le couple Dufrenne-Varna est plutôt du genre libre. On sait notamment que le premier aime hanter les promenoirs, ces couloirs situés au fond de la salle qui constituent, comme dans tous les music-halls de l'époque, des lieux de chasse et de flirts plus ou moins poussés pour les amateurs de bagatelle tarifée ou non.

Arrêtons nous sur le personnage de Varna, un nom que je voyais aux frontons et dans les programmes des théâtre quand je commença à fréquenter ces lieux  dans les années 60.

 

bien des années après "l'affaire" Varna en directeur du Casino de Paris

bien des années après "l'affaire" Varna en directeur du Casino de Paris

Henri Varna, de son vrai nom Henri Vantard est né à Marseille en 1887. Il grandit dans le quartier du Panier. C'est dans cette ville qu'il débute une carrière d'acteur. En 1908, il monte à Paris et obtient des petits rôles dans le cinéma muet en 1910 sous la direction de Louis Feuillade. Au théâtre, on le retrouve sur la scène du Théâtre de l'Atelier ou au théâtre des Célestins à Lyon. Ayant plus d'une corde à son arc, il est aussi parolier et chanteur sous le pseudonyme de Varnel. C'est sur la scène du Bataclan qu'on peut l'entendre chanter. En 1912, il se produit sur la scène du Casino de Cayeux-sur-Mer dont le responsable artistique est l'imprésario Oscar Dufrenne.
Cette rencontre avec Oscar Dufrenne va être le tournant de sa vie. Il en devient l'amant puis l'ami. Oscar Dufrenne en fait son assistant puis son associé. A eux deux, il vont être à la tête de nombreux théâtres parisiens. Ils vont commencer par être directeurs artistiques puis propriétaires du Concert Mayol (1913 à 1928) où ils montent de nombreuses revues à succès comme "Venez z'ouir", "Du bleuet, du muguet et des coquelicots"... Puis ils dirigent "Les Bouffes du Nord" (1917 à 1923), "les Ambassadeurs" "le Moncey Music-Hall" et "le Palace" (1923). Ils construisent la magnifique salle de l'Empire en 1924 qu'ils dirigent jusqu'en 1931 avant de la céder au financier et escrocs Alexandre Stawisky. En septembre 1929, Henri Varna dirige le Casino de Paris où il monte une vingtaine de revues, notamment avec Mistinguett. C'est sur cette scène qu'il va lancer le jeune chanteur corse Tino Rossi.
Mais en 1933, Oscar Dufrenne meurt assassiné dans son bureau du théâtre du Palace par un amant de passage. Henri Varna va se retrouver seul à la tête de cet empire des nuits parisiennes. Il va consacrer ses efforts sur le Casino de Paris mais surtout sur le théâtre Mogador dont il prend la Direction et qu'il va transformer en temple de l'opérette de 1940 jusqu'en 1966. Durant l'occupation, il reste à la tête du Casino de Paris, de Mogador, du Palace et du théâtre de la Renaissance. Dans les années 50 et 60, il va confier la revue du Casino de Paris à Line Renaud puis à Mick Micheyl. En 1966, il prend sa retraite. Roland Petit lui succède au Casino de Paris, Henri Marcellin lui succède à la tête de Mogador.
Il décède d'une crise cardiaque à Paris en 1969, à l'âge de 82 ans.

 

Le crime du Palace de Florence Tamagne
un marin de fantaisie photographié par Raymond Voinquel

un marin de fantaisie photographié par Raymond Voinquel

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin
Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

Au Palaces’était mise en place, dès la connaissance du meurtre, une véritable conspiration du silence de la part des proches de Dufrenne, soit que l’on voulût préserver « la mémoire du patron », soit que l’on désirât protéger sa propre réputation. Ses préférences sexuelles ne furent pas mentionnées aux policiers chargés de l’enquête, prévenus une heure après la découverte du corps. Les ouvreuses de l'établissement avouent seulement le lendemain matin avoir aperçu, trois jours avant le drame, un jeune homme habillé en marin. Il se tenait au promenoir et Dufrenne était venu le retrouver comme une vieille connaissance, l'emmenant dans son bureau pour lui laisser une invitation - ce « billet de faveur » qui allait conduire à la rencontre fatale... « Hier j’ai levé un beau marin et j’ai pensé à toi » aurait confié Dufrenne à l'artiste Lyjo. Et ce dernier de préciser lorsqu'il témoignera plus tard au procès de l'assassin présumé qu'« il ne pouvait s’agir que d’un marin véritable et non d’un démobilisé ou de fantaisie, ces deux dernières catégories ne pouvant nous intéresser ».

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

L'attitude du personnel et des proches coïncidait avec celle adoptée du vivant de Dufrenne, quand le personnel, conformément à ses instructions et pour lui permettre de « faire son choix », éteignait les veilleuses. Serge Nicolesco, le secrétaire particulier de Dufrenne, fut l’un des seuls à parler. Il faut dire que, ancien amant de Dufrenne, réputé instable (il l’aurait mordu lors d’une crise de jalousie), il faisait alors figure de principal suspect. Il était par ailleurs fort remonté contre le nouveau favori en titre, Jean Sablon, qu’il n’avait de cesse d’accabler. Cela lui permit d’établir quelques mises au point subtiles quant à la nature des relations entretenues par Dufrenne, et la manière dont celles-ci pouvaient être perçues. Il différenciait ainsi clairement ses liaisons durables du mode de vie « déréglé » qu’il affectait depuis quelque temps, caractérisé par « de mauvaises fréquentations » avec différents gigolos dans des boîtes de nuit de Paris ou de la Côte d’Azur. Il laissait d’ailleurs entendre qu’il aurait rompu avec Dufrenne à cause de sa « façon de s’afficher en public »: « Je n’avais nullement l’intention de m’exhiber en leur compagnie [Dufrenne et Sablon], et être ridiculisé ». Sablon, en retour, s’il raillait Nicolesco, jaloux, violent et et suicidaire, confirme du moins que Dufrenne et lui avaient pris du bon temps pendant les vacances, et décrit un véritable circuit organisé des lieux de plaisirs homosexuels de la Côte.

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

Il évoque également le caractère de Dufrenne et la manière dont celui-ci gérait certaines relations de passage ; victime d’une tentative de chantage, il aurait simplement mis le garçon à la porte, anecdote confirmée par Nicolesco: «mon patron était très fort, courageux, et ne se gênait nullement pour flanquer à la porte n’importe qui cherchant à l’intimider ou tentant de le faire chanter. Il raillait souvent Varna [son associé] à ce sujet, prétendant que ce dernier, dans un cas analogue, se laisserait frapper sans rien dire et donnerait tout son argent ». Dufrenne ne dédaignait pas pour autant les situations à risque : Nicolesco le surprit un jour «en conversation » avec un garçon dans son bureau, dans lequel avait été spécialement aménagé un lavabo, camouflé aux regards, pour ce genre d’occasions. Les rapports des Renseignements généraux confirment que « si la vie de M. Dufrenne n’était pas sans donner lieu à critiques il faisait preuve d’une certaine discrétion et d’autre part son action dans le domaine de la bienfaisance avait su lui assurer de nombreuses sympathies. » Il n’en était pas de même pour Henri Varna, sur lequel on recueillait des «anecdotes peu flatteuses en général». Il faut dire qu’il cumulait les transgressions de classe, de race et de genre : il aimait racoler ses partenaires sur les Grand Boulevards avant de les faire monter dans sa petite Delage pour les conduire dans sa propriété de Montmorency, il se plaisait à se travestir, vêtu d’une robe de pensionnat, genre «Demoiselle en Uniforme», et appréciait les ébats en plein air, non sans s’entourer de quelques précautions: « on l’a vu dernièrement se déculotter à une heure avancée de la nuit, rue de la Charbonnerie, et offrir sa personne à un algérien, pendant que ses gardes du corps, aux aguets, surveillaient les alentours ».


 

Jean Sablon (1906-1994) vers 1930

Jean Sablon (1906-1994) vers 1930

Le crime du Palace de Florence Tamagne
 

Si les proches renâclent à livrer des détails personnels, la vie privée du directeur du Palace est bien connue dans le milieu du spectacle et la presse s'en donne à coeur joie. On brode sur la scène du crime dont la nature sexuelle est immédiatement perceptible aux policiers. « La chemise et la flanelle sont relevées jusqu’aux seins ; le pantalon est ouvert, le caleçon est maintenu par un seul bouton, mettant à nu le ventre et les parties sexuelles. La main droite est repliée sur le ventre, la main gauche étendue sur le tapis ». L’autopsie du Dr Paul apporte des précisions supplémentaires : « Aucune lésion n’a été relevée au niveau des organes génitaux et de l’anus, non plus qu’aucune trace de sperme, ni dans la bouche, ni dans l’anus. Par contre, l’examen microscopique a décelé, dans une gouttelette blanchâtre prélevée à l’extrémité de la verge, la présence des éléments du sperme. De même, les constatations faites sur le caleçon, souillé de sperme au niveau de l’entrejambe, autorisent à penser que des actes érotiques ont accompagné la scène du meurtre ».

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

Très vite, coururent les plus folles rumeurs. La principale voulait que la fellation, à laquelle se livrait, pensait-on, Oscar Dufrenne, au moment du crime, ait mal tourné. Il aurait mordu la verge de son partenaire, qui aurait été transporté ensuite dans une clinique – juive – de Neuilly, une partie du gland arrachée, hypothèse entretenue par Léon Daudet. Ecoutez-moi, l'hebdomadaire de Marthe Hanau, y va de son commentaire : "Une infirmière pour enfants anormaux [...] au regard d'une fixité inquiétante et au système nerveux agité s'en vient déclarer à la police que l'assassin est un fils Malvy : preuve la mutilation caractéristique pour laquelle ce garçon serait venu se faire soigner dans une clinique. L'an dernier déjà, au moment du drame, la feuille à Daudet avait accusé le fils Malvy. Cette fois, il y a une nuance qui est une échappatoire. On met en cause un fils qui serait naturel, ce qui rend le contrôle difficile. Et, à la faveur de cette équivoque, on peut continuer à servir au lecteur une fable qui résiste aux démentis. M. Malvy fils a porté plainte en diffamation. Il reste à savoir dans combien de temps il obtiendra justice, et même s'il l'obtiendra : les juges ont souvent manqué de courage quand il s'agissait de frapper les gens de L'Action française..."

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

La police appréhende et interroge « un homme de trente cinq ans environs », désigné dans Le Petit Journal comme monsieur T., « dont le signalement correspond assez bien à celui du mystérieux marin, très connu dans les cercles spéciaux de Montmartre. Il habite dans le 9e arrondissement, mais n'a jamais appartenu à la Marine. Bien que ne possédant aucun métier bien défini - il prétend avoir hérité une assez belle fortune de sa mère, et par ailleurs "s'occuper d'affaires", - cet individu emploie un secrétaire, âgé de seize ans, auquel il donne des appointements mensuels de trois mille francs et qui répond au doux nom de Mésange. Cette particularité a fortement retenu l'attention des enquêteurs. En effet, on se souvient que certains témoins entendus dans les premiers jours qui suivirent le drame déclarèrent avoir aperçu le "marin", la veille du jour tragique, en compagnie d'un petit jeune homme de seize ans environ, aux allures singulières. Le secrétaire au gentil minois a, lui aussi, été amené dans les locaux de la rue des Saussaies et a dû répondre à un interrogatoire serré. » Mais le suspect, transfuge du music-hall, et son jeune secrétaire, sont très vite mis hors de cause... Les rumeurs vont bon train. Elles penchent un temps pour un journaliste ou un sportif de haut niveau. Rien n’attestait pourtant que l’assassin ait été blessé, encore moins grièvement. Nicolesco, le secrétaire de Dufrenne, avait appelé Malvy (dont Dufrenne était présenté comme «l’intime et le protégé ») immédiatement après la découverte du corps, ouvrant la voie aux hypothèses les plus folles. « La piste de la clinique », tout comme celle du sportif ou du journaliste furent suivies, sans aucun résultat, par les services de police, de même que celles de dizaines de marins ou prostitués, dénoncés par des particuliers, des indicateurs, ou les services de renseignement de la Marine. Malgré le procès intenté par Malvy contre L’Action française, la preuve apportée de l’alibi de l’un de ses fils, tandis que l’autre – le principal suspect – était décédé depuis plusieurs années (!), la rumeur enfla jusqu’à prendre des proportions inouïes. S’ajoutèrent un certain nombre de témoignages fantaisistes, qui, coïncidant avec l’arrestation de Laborie, bénéficièrent d’un maximum de publicité.
 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

L’infirmière Lacroix, dont l’enquête révéla qu’il s’agissait bien d’une mythomane, ne fut pas avare des détails qu’elle distilla à la presse comme aux services de police. Elle écrivit également au père de Laborie pour l’assurer de l’innocence de son fils : «Votre fils a-t-il la verge coupée. Non, sûrement, et tandis que le coupable à [sic] la verge coupée par les dents de Dufrenne, puisqu’à l’autopsie on a trouvé le morceau dans la gorge de ce vieux cochon. » Elle aurait ainsi rencontré ce fameux « fils Malvy », surnommé selon elle « Georgette », dont la verge « était en effet sectionnée au-dessous du gland », mais il n’était pourtant pas le seul coupable : « Nicolesco qui participait à la scène d’orgie – il sodomisait M. Dufrenne pendant que celui-ci suçait la verge du fils Malvy – a aidé ce dernier à porter M. Dufrenne sur un divan et à recouvrir celui-ci de coussins dans le but de l’étouffer ». Cette hypothèse fut en partie confirmée par un autre « témoin », Raymond Perrier dit «Bobby », gigolo suicidaire réduit à la mendicité, mais qui avait le sens de la mise en scène. Non content de déposer, au lendemain de l’arrestation de Paul Laborie, une couronne sur la tombe de Dufrenne avec l’inscription «Au marin inconnu – Laborie innocent », il se lança ensuite dans une tournée de conférences, bientôt interdites, qui lui permirent d’exposer sa carrière d’« inverti professionnel », puisque c’est ainsi qu’il se présentait, sa soi-disant relation passée avec Dufrenne et les informations qu’il détenait sur le meurtre. Il « se déguisait en marin, habitait 77, avenue Simon-Bolivar chez une dame dont il avait orné les murs de la salle à manger de photos tendrement dédicacées par plusieurs personnages connus ». Dufrenne, qui l’aurait entretenu sur un grand pied pendant des mois, lui aurait parlé du marin – le fils Malvy, bien entendu – qu’il aurait lui-même croisé à plusieurs reprises dans le hall du Palace, notamment le soir du meurtre, commandité par Nicolesco. Ces « révélations » avaient beau ne reposer sur aucun fait réel, les « témoins » se contentant de broder à partir des éléments d’enquête parus dans la presse, elles contribuèrent à alimenter, dans l’atmosphère de corruption et de scandales à répétition qui était celle de la France des années 1933-1935, la croyance en une manipulation policière, au bénéfice de personnalités politiques de premier plan, vautrées dans le stupre et la perversion.

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

Les témoignages se contredisent et l'enquête s'enlise. Une partie du public s'amuse à traquer le coupable parmi quelques célébrités repérées comme efféminées, et les chansonniers y vont de leurs couplets satiriques. Car de « genre équivoque » ou de « sexe indéterminé », l’assassin de Dufrenne, puisqu’il a des pratiques homosexuelles, doit être efféminé. D’où l’ambiguïté du signalement du marin : initialement décrit par la police comme un jeune homme de 25 ans, vêtu en matelot, mesurant 1 m 75 environ, au teint pâle, aux cheveux bruns et au nez busqué, il se vit progressivement gratifié, par les témoins, ou par la presse, d’une « silhouette déhanchée » et d’un « regard féminin langoureux », tandis que d’autres insistaient sur son « cou de taureau » et sa « poitrine de bagnard ». Comme le remarquait ironiquement L’Oeuvre, alors que l’affaire piétinait : « ce phénomène qui tient à la fois du bovin, du rapace et de l’androgyne, ne peut manquer d’attirer l’attention des populations ». La police finit, grâce à un indicateur, par l'identifier : Paul Laborie, un marin démobilisé et «pédéraste professionnel», connu dans le milieu parisien sous le sobriquet de Paulo les belles dents.

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

« Beau jeune homme de 23 ans, [il] appartient à cette faune spéciale qui évolue dans divers bars louches de Montmartre et qui échappe, tant son activité coupable est diverse, à toute classification définie. » Mais l'homme a déjà fui à Barcelone, nouvelle capitale des plaisirs et sûr refuge pour les hors-la-loi. Dénoncé un an après les faits par une maîtresse jalouse, Laborie est arrêté puis extradé vers Paris. « De profil, avec ses traits nets, ses cheveux lustrés, et son menton volontaire, il ressemble au beau jeune homme sportif que les journaux de mode proposent à l’admiration de leurs lecteurs », même si « de face, il montre un visage inquiétant, asymétrique et boutonneux ». « Un visage [...] non seulement fatigué mais prématurément vieilli », lit-on ailleurs. C'est que « les années d’aventure et de débauche comptent double »... « Après avoir [...] reconnu qu'il avait été très intime avec le directeur du Palace, Laborie s'est repris ensuite, déclarant qu'il n'avait, jamais eu avec lui de relations suivies. » La presse retrace sa « vie de fils de famille perverti, s'adonnant à tous les vices et aux pires débauches, souteneur, pédéraste et trafiquant de drogues. Ses parents, établis pelletiers à Libourne, l'envoyèrent étudier à Paris. il logea d'abord dans une pension catholique de la rue des Petits-Carreaux d'où il passa dans un hôtel, partageant la chambre d'une prostituée dont il vivait. Ce sont ensuite des allées et venues entre Paris, Libourne, la Tunisie où il fait son service, la Havane, et l'Espagne.» Il est même « engagé pour tenir un rôle de souteneur dans une pièce jouée en mai ou juin 1934 » avant d'être arrêté pour trafic de stupéfiants par la police, qui « le laisse cependant filer en Espagne au bout de 15 jours. »

 

Le crime du Palace de Florence Tamagne
Le crime du Palace de Florence Tamagne

 

A l'automne 1935, s'ouvre le procès Laborie. « Sur quoi repose l'accusation ? D'abord sur le témoignage d'un autre inverti, "Alphonsine". Laborie déclare que ce dernier agit par vengeance, et jalousie. Un barman, Davidovitz, lié avec Dufrenne, déclare reconnaître en Paul Laborie le "marin" qu'il rencontra dans le promenoir du Palace le soir du crime. Mais ne confond-il pas ce "marin" avec un autre ? Le costume est, paraît-il, très demandé de ces messieurs de la haute noce. Laborie a des défenseurs, en particulier un dont il fut beaucoup parlé, "Bobby" qui cite un autre prénom comme étant celui de l'assassin. Paul Laborie est défendu par Maître Jean-Charles Legrand et c'est Maître Lévy Ouimann qui représente la soeur de la victime. » La presse souligne l'ambiance carnavalesque des débats, ponctués d'incidents tragi-comiques, et évoque «une atmosphère de boîte de nuit». Le compte-rendu de la première audience nous montre un « Laborie, immobile, [qui] écoute. Il semble indifférent. Parfois un sourire [lui] creuse les joues ». Car malgré les fortes présomptions qui pèsent sur lui, la fragilité des preuves, le soutien de ses amis, les déclarations théâtrales et souvent contradictoires des témoins conduiront à son acquittement.

 

Le crime du Palace de Florence Tamagne

 

Dans Le Populaire, Maurice Germain se demande si le meurtre de Dufrenne n’était pas inévitable, si même il n'était pas mérité : «Quand on reçoit un monde un peu mêlé, un vol de portefeuille ou même quelques horions sont un risque auquel on est souvent exposé, n’est-ce pas? ». C’est de cette logique que l’avocat général s’inspira lorsqu’il demanda pour Paul Laborie les circonstances atténuantes, du fait même des «moeurs de la victime » et de la « tentation qu’il offrait si imprudemment à d’abominables partenaires ». Une position soutenue par la majorité de la presse, quand bien même elle pensait Laborie coupable, car : « Laborie le valait [Dufrenne] et il valait Laborie ». Il y eut donc bien dans l’affaire, deux coupables: Dufrenne, « dont l’indicible perversité appela l’assassin, et Laborie qui a répondu, appâté, fasciné par sa proie elle-même ». Et on peut même lire dans L’Oeuvre que « l’incompétence des tribunaux créés par les hommes pour juger les hommes devrait aller jusqu’à l’ignorance d’un assassinat lorsque l’assassinat a lieu dans ce qu’on est convenu d’appeler "le milieu spécial" ».

 

Oscar Dufrenne et son mystérieux marin

 

Pour lui, le procès Dufrenne a valeur d’enseignement pour tous ceux qui partageraient ces goûts : « ce sport étrange [a] ses risques » et « les gens indécis que pourrait attirer une curiosité perverse vont être retenus par une prudence salutaire. Un coup de queue de billard sur le crâne est si vite donné et reçu, lorsqu’on a le dos tourné ». Qu'advint-il de Paulo les belles dents? Arrêté quelques mois plus tard pour un cambriolage en Gironde, il est condamné en novembre 1936 à dix ans de réclusion et dix ans d'interdiction de séjour.

sources :

http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=RHMC_534_0128#no2

une belle rêverie de Pierre Le Tan sur l'éventuel assassin

une belle rêverie de Pierre Le Tan sur l'éventuel assassin

 

Le grand mérite du livre de Florence Tamagne est de replacer l'affaire Dufrenne dans son contexte historique, sociologique et artistique. Tout ce que j'avais lu auparavant sur ce fait divers (il n'est pas bien difficile de se plonger dans les journaux de l'époque) n'avait trait qu'au crime et à ses suite, l'enquête et le procès. "Le crime du Palace" nous révèle la personnalité d'Oscar Dufrenne qui lors du procès comme nous l'expose l'historienne passa, à cause de son homosexualité, passa quasiment du stade de victime à celui de coupable. Florence Tamagne réhabilite cet homme, même si le terme de réhabilitation simplifie grossièrement le travail de l'essayiste, qui s'il n'était certainement pas un saint était un self made man remarquable était aussi un très généreux donateur pour un grand nombre d'oeuvres sociales. S'il est incontestable qu'Oscar Dufrenne, roi de la nuit parisienne des années 20 et conseiller municipale du 10 ème arrondissement de Paris, est un modèle d'ascension sociale républicaine, ses parents étaient de modestes ouvriers du nord de la France, je reprocherais à Florence Tamagne, sans doute par militantisme, de ne pas mentionner que son homosexualité n'a sans doute pas été pour rien dans son élévation sociale.

Par le biais de cet étonnant itinéraire, Florence Tamagne, dans un style clair et précis, nous brosse un tableau de plus de trente ans de "vie parisienne", de la belle époque aux années trente en passant par les années folles. Constamment elle revient sur la sociologie de ce monde des théâtres et du music-hall en indiquant de quels milieux et de quelles régions les artistes proviennent. N'oubliant jamais de mentionner leurs cachets en donnant la correspondance en euros de 2017. Je songe qu'une telle plongée dans le monde artistique actuel serait très éclairante mais se heurterait probablement à la dictature du politiquement correct. Elle n'omet pas non plus de replacer ce petit groupe humain dans la société de son temps.

Le fait qu'Oscar Dufrenne soit également un homme politique, il est conseiller municipal et il a échoué de peu à la députation, permet également à l'auteur de relater les moeurs politiques d'un temps qui s'éloigne mais dont les pratiques électorales ne sont pas si différente de notre époque. Malheureusement il n'y a plus de seigneur de la nuit pour distribuer des billets de théâtre à ses éventuels électeur.

Grande spécialiste de la condition des gays en Europe dans l'entre deux guerres, l'auteur revient sur ce sujet mais d'une façon plus ludique que dans sa thèse; allant jusqu'à proposer un itinéraire gay parisien pour une soirée très bien rempli. Voila qui pourrait être très utile pour un voyageur spatio-temporel ayant ce penchant. Je ne manquerai d'emporter le texte de ce parcours la prochaine fois que j'irai à Londres où je ne manque jamais de me rendre dans la cathédrale Saint Paul; les lecteurs de "Blitz" de Connie Willis me comprendront... Certes je crains que cela ne puisse intéresser qu'une frange modeste de son lectorat.

Ce qui semble avoir le plus intéressé l'auteur c'est le traitement de ce fait divers par la copieuse presse de l'époque. Grâce à ce prisme bien particulier le livre nous donne un bon bon aperçu de ce que pouvait être la perception par les journaux, donc par le public d'un tel scandale et quel était leurs visions de l'homosexualité.

La radiographie du milieu gay parisien juste avant le meurtre de Dufrenne nous parait de voir ce qu'était alors la vie de ces "irréguliers" et de la comparer à l'existence d'un homosexuel à Paris aujourd'hui.

Le meurtre de Dufrenne est beaucoup plus qu'un fait divers car il aura de lourdes répercussions durant de longues années, jusqu'à la fin des année 60, alors que le nom de l'infortuné directeur du Palace est tombé dans l'oubli, sur la perception et la répression de l'homosexualité. Le crime fait cesser la relative tolérance dont bénéficiait la visibilité de l'homosexualité. Ce changement est agréablement illustré par le roman de "Le bal des hommes de Gonzague Tosseri (j'ai consacré un billet à ce roman: http://lesdiagonalesdutemps.over-blog.com/2014/11/le-bal-des-hommes-de-gonzague-tosseri.html).

Je regrette que le livre réponde peu et même imparfaitement à la question que nombre de lecteurs devrait se poser: Que sont devenu les protagonistes de cette histoire. Je suis particulièrement surpris que Florence Tamagne ne mentionne pas un autre fait divers dont Paul Laborie fut, quelques mois après sa libération, le "héros". Il est impliqué dans un cambriolage et pour celui-ci il sera condamné (voir immédiatement ci-dessous la reproduction des page de la revue "Détective" ayant trait à cette nouvelle affaire). Le livre indique que Paul Laborie aurait émigré au Chili, certes sa famille avait quelques liens ancien avec ce pays mais cette idée de départ semblait plus à une velléité qu'autre chose.

Autre personnage dont la biographie mériterait une expertise celle du secrétaire-amant de Dufrenne, le bouillant Serge Nicolesco.

 

Le crime du Palace de Florence Tamagne
Le crime du Palace de Florence Tamagne
Le crime du Palace de Florence Tamagne
Le crime du Palace de Florence Tamagne
passage ayant trait au rapports entre Dufrenne et Nicolesco dans "Le crime du Palace"

passage ayant trait au rapports entre Dufrenne et Nicolesco dans "Le crime du Palace"

Le site des français libres indique que le Le 30 juin 1940, Deux Simoun et un Bloch 81 "sanitaire", venant de Damas, se posent à Ismaïlia. L'adjudant-chef Cornez et le sergent Nicolesco  pilotent les Simoun, et le sergent Portalis, pilote le Bloch 81. A bord, ils ont transporté les sergents mécaniciens Cabille, Fruchard et les sergents armuriers Guilhem et Mery. Les deux officiers de l'état-major de Beyrouth, les capitaines Sacquin et d'Hérouville sont encore sur l'aérodrome. Le ralliement des nouveaux venus s'effectue donc en leur présence. S'agit-il de notre Nicolesco? C'est fort probable car rappelons qu'à l'époque du meurtre il possédait et pilotait un avion. Le site précédemment cité, indique pour Nicolesco 1902, ce qui correspond, moins évident est la profession mentionnée: ouvrier!! Ce pilote se serait également illustré dans des courses aéronautiques dans les annèes 30 au commande de son Moth... On aimerait en savoir plus.

"Le crime du palace" est édité sérieusement avec des notes en fin de volume. Elles sont concises et très informatives. Les notes sont suivies d'une copieuse bibliographie. Je regrette l'absence d'un cahier de photographies qui aurait permis de mettre des visages sur certains des noms mentionnés. J'ai essayé, modestement dans cet article de palier à cette absence.

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