Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Dans les diagonales du temps
21 avril 2020

209 Rue Saint-Maur Paris X, autobiographie d’un immeuble de Ruth Zylberman

51mAJSv+eRL

 

 

Ruth Zylberman a écrit son livre sous les auspices de Pérec, et plus particulièrement de son « Vie mode d’emploi » mais elle a fait tout le contraire et c’est très bien comme cela. Le thème de 209 Rue Saint-Maur est identique à celui du chef d’oeuvre de Pérec: la description minutieuse de la vie des habitants d’un immeuble au fil des années, ici sur environ 150 ans. Mais alors que chez Pérec tout est fiction, chez Ruth Zylberman tout est vrai.

L’autrice a choisi cette adresse en découvrant une carte de Paris éditée par Serge Klarsfeld, la carte des enfants déportés de 1942 à 1944. Chaque adresse où il y avait eu un enfant déporté était signalée par un rond rouge; plus le rond était grand plus il y avait eu d’enfants déportés à cette adresse. Dans certains arrondissements, il y en avait tellement eu que les ronds se chevauchaient. Ruth Zylberman a jeté son dévolu, un peu par hasard, sur le 209 Rue Saint-Maur où 9 enfants ont été déportés, elle va aller à la recherche de leurs traces pour reconstituer leur vie, quête parente de celle de Patrick Modiano pour « Dora Bruder ». 

Ruth Zylberman est habitée par son sujet; sa mère a été déportée à l’âge de cinq ans, sur le miracle de la survie de cet enfant hélas nous ne saurons rien. Plus sa recherche avancera plus elle sera hanté par la foule des habitants qui ont peuplés ce grand immeubles durant plus de cent cinquante ans. Pour beaucoup de ces anonymes elle va ressusciter leur histoire. Elle va ainsi largement déborder sur ce qui devait être son sujet central sans pour autant jamais l’abandonner. Elle remonte même avant la construction de la première mouture de l’immeuble qui date de 1845, allant jusqu’au moyen-âge, à l’époque où la Rue Saint-Maur n’était qu’un chemin qui reliait deux abbayes. Ruth Zylberman va faire feu de tout bois pour retrouver l’histoire de ces malheureux enfants victimes de la barbarie nazie, d’abord voir les appartements où ils ont vécu pour cela elle rencontre les occupants actuels, la plupart arrivés dans les années 90 et qui ont complètement bouleversé la géographie de l’immeuble. Chaque porte à laquelle elle sonne ouvre sur une l’histoire d’une vie et met en évidence le changement sociologique qui s’est opéré dans le quartier, cela en plusieurs vagues, depuis la fin de la guerre. Mais c’est la recherche dans les différents gisements d’archives qui va être le socle des connaissances de la journaliste-historienne, en particulier les rapports de recensement et cela dès la construction de la première version de l’immeuble. Par ce biais c’est toute l’Histoire de France qui défile; car, presque pour chaque nom, Ruth Zylberman va faire des recherches et ainsi c’est la Commune qui surgit, une barricade ayant été érigée presque devant l’immeuble. Ses habitants, des ouvriers et des petits employés, la défende un de ceux-ci, du 209, sera déporté à Cayenne. Puis c’est l’affaire Dreyfus dont un des seconds rôles, un peu espion, beaucoup maitre chanteur, sera arrêté dans l’immeuble. La grande guerre a presque épargné les résidents du 209. Un reviendra néanmoins gueule cassée. Sa femme le trompe. Il abattra son rival. Après quelques mois de prison, il est acquitté et retourne vivre avec sa femme dans son petit appartement et cela jusqu’à bien après l’autre guerre. Mais le coeur du livre est la déportation des juifs de 1942 à 1944, un tiers des habitants d’alors du 209 sont juifs; ils paieront un lourd tribut. Ruth Zylberman raconte le calvaire de presque chaque famille. L’émotion alors ne peut qu’étreindre le lecteur. Il y a des histoires qu’un romancier n’oserait jamais mettre dans sa fiction, comme ce couple d’ouvrier qui cache pendant deux ans une famille juive dans une petite pièce attenante à leur minuscule appartement alors que leur fils est engagé dans la L.V.F! Et cet autre, jeune membre du parti collaborationniste de Marcel Déat et dont la fiancée est juive. Elle sera déporté mais le jeune homme sauve la meilleure amie de sa fiancée, juive également en la faisant passer pour sa femme! Ruth Zylberman fait revivre cette page tragique de notre histoire qu’est l’occupation à travers le microcosme du 209, avec ses abjections et ses héroïsmes mais l’on voit que rarement les choses sont toutes noires ou toutes blanches plutôt des infinis nuances de gris. Ce livre est remarquable pour bien des raisons d’abord l’empathie que Ruth Zylberman a pour chacun de « ses personnage », je me permet de les appeler ainsi tant elle parvient à donner de l’épaisseur à chacun comme devrait le faire tout romancier. Sa disponibilité pour l’autre est remarquable, elle a un réel talent d’écoute pour les personnes qu’elle rencontre qui parfois n’ont jamais raconté leur tragique histoire à personne avant elle. Pour cela elle sillonnera la France, ira en Israel et aux Etats-Unis.

L’extraordinaire réussite de ce livre est le fruit de plusieurs qualités de son autrice tout d’abord, comme pour toute réussite, son travail opiniâtre, mais si celui-ci a donné un si beau fruit, c’est qu’il se fonde sur des amours multiples en premier lieu sur celui des gens sur lesquels elle porte d’emblée un regard bienveillant, sur celui de l’Histoire bien sûr mais aussi sur celui de la géographie parisienne que Ruth Zylberman, née dans la capitale a arpenté avec délice sans doute pour dégourdir son corps contraint à l’immobilité durant ses nombreuses lectures. C’est ainsi que se substrat littéraire dans les promenades de l’autrice, fait entendre par exemple la voix de Walter Benjamin. 

Le fait que Ruth Zylberman soit cinéaste est un autre atout, pour le livre qui est né de la préparation d’un film, au titre éponyme, diffusé par Arte. Film que je n’ai pas voulu voir pour que sa vision ne pollue pas ma lecture, le livre se suffisant grandement à lui seul sans la béquille des images qui bougent (Il y a quelques photos disséminées  dans l’ouvrage). Cet état de cinéaste lui fait changer d’angle de vue continuellement au sens figurée selon les personnes qu’elle considère mais au sens propre aussi, elle tient beaucoup à voir elle même ce que voyait telle ou telle personne de la fenêtre de son logement. Enfin sa qualité de cinéaste fait qu’elle porte une grande attention à la lumière, sur les toits de Paris, sur les façades, sur les pavés…

Autant de qualités réunies en un seul auteur est bien rare, ce qui fait que le 209 rue saint Maur est un livre exceptionnel. 

Publicité
Publicité
Commentaires
I
Le sujet de ce livre m’avait attiré, quand j’en avais entendu parler au moment de sa parution. Votre billet m’intéresse donc particulièrement . Toutes les précisions que vous donnez ici sur son contenu et sur ses qualités d’écriture me donnent encore plus envie de le lire, surtout quand vous le comparez à "La vie mode d’emploi " ( dont je vous dois la très belle découverte ) Je me procurerai donc ce "209 rue St Maur" dès que possible, après le confinement ce sera plus facile ... À propos de confinement, vous parlez de ce couple d’ouvriers qui vont cacher une famille juive pendant deux ans dans une petite pièce attenante à leur minuscule appartement. Un article de Libé que je viens de parcourir s’attache à Hélène, adolescente en 1942, appartenant à cette famille. Il y a aussi la précision de la taille de la pièce : 6 m². Voilà qui nous parle actuellement ... en nous disant que le confinement d’aujourd’hui n’est finalement pas le pire qu’on puisse imaginer !
Répondre
Dans les diagonales du temps
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité