Errata, récit d’une pensée de George Steiner
avril 2020
Peu de livres sont aussi impur dans leur forme que ce texte de Steiner que par facilité, on va ranger dans les essais, mais l’impossibilité de mettre les oeuvres du penseur dans une catégorie pré-établie est une partie de leur richesse. Cela commence comme une autobiographie, mais bien vite les considérations triviales sur le quotidien passé de l’auteur débouche sur un sujet qui à première vue, et même à seconde n’apparait qu’en relation lointaine avec son point de départ. Ainsi les souvenirs d’enfance de George Steiner dérivent vers des considérations aussi profondes qu’excentriques, au sens premier de ce terme loins de la vulgate, sur le théâtre shakespearien. Puis l’évocation de ses tumultueuses années de lycée à New-York pendant la guerre le mène à analyser les racines de l’Histoire du judaïsme. A ce propos il pose une question taboue entre toute: la non absorption totale des juifs dans le reste de l’humanité valait-elle la somme de souffrances incommensurables qu’a du subir le peuple juif durant 2000 ans, depuis la destruction du grand temple de Jérusalem par Titus?
Steiner s’interroge sur l’essence du judaïsme ce qui l’amène à des propositions qui au départ semblent un peu farfelues mais qui résistent bien à la réflexion, comme celle de voir dans le marxisme une hérésie de la pensée juive canonique.
Au fond de lui, George Steiner reste un romantique-socialiste, jamais guéri des utopies du XIX ème siècle: << Le marxisme sécularise, rend « de ce monde » la logique messianique de la justice sociale, de l’abondance édénique pour tous.>>. On pourrait avancer que cette théorie a vu son application, éphémère, dans les premiers kibboutz israéliens. Mais ce qui fait la force de Steiner, c’est que cet idéaliste ne perd jamais de vue l’essence de l’homme: << Les idéaux de Moise, de Jésus et de Marx harcèlent la psyché de « l’homme moyen sensuel », cherchant à s’accommoder de son imparfaite existence.>>.
Dans un chapitre suivant l’auteur médite sur la lutte des mots et de la musique en explorant le mystère de cette dernière: << L’interaction collaboratrice d’une voix et d’un piano dans un lied, ou l’exécution d’un quatuor à cordes pourraient bien être l’évènement le plus compliqué et le moins analysable qui soit sur cette planète.>>.
De ce mystère Steiner passe vers l’évidence du multilinguisme pour tout homme de culture s’appuyant sur son exemple mais surtout sur des exemples historiques. Il fustige le monolinguisme prôné insidieusement par les américains. Mais Steiner ne reste jamais longtemps dans le constat amer. C’est un incurable optimiste, optimisme qu’il teinte de beaucoup de scepticisme, mais qui ne peut s’empêcher d’espérer: << Avec la musique, le langage, tout langage recèle en lui des resources d’êtres infinis. Il est le don suprême: don à l’homme et don de l’homme. Il permet de bâtir des tours à mi chemin des étoiles.>>.
Puis des étoile il nous ramène au lit d’où parfois on peut admirer les étoiles et même le septième ciel. On découvre que notre penseur ne néglige pas le sexe. Ce qui le conduit a réfléchir sur les rapport que le langage tisse avec le sexe et cela plus particulièrement aux mots que l’on prononce au cours de l’acte sexuel.
Jamais la pensée méandrique de George Steiner s’arrête après avoir glosé sur l’amour physique, il énumère les fleuves et les eaux dans lesquels il s’est miré. Il se livre alors à un exercice concluant d’écrivain paysagiste mais c’est pour bientôt nous offrir une autre énumération, celle de ses regrets. Comment on glisse de l’une à l’autre est un des mystères de l’écriture de Steiner que je ne suis pas parvenu à élucider. Ces regrets vont de n’avoir pas appris l’hébreu à n’avoir pas essayé le L.S.D. en passant par celui de n’avoir pas acquis une toile de Nicholson de ces réminiscences naissent chez Steiner des interrogations sur la solitude cosmique de l’homme.
Errata, récit d’une pensée est un voyage aux multiples escales dans l’intelligence hors norme de George Steiner.
Nota
Errata, récit d'une pensée est contenu dans le "Quarto" voué à George Steiner aux éditions Gallimard.