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Dans les diagonales du temps
20 mars 2020

L'innocent de Ian McEwan

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L'innocent de Ian McEwan

 

Avec « L'innocent » dans lequel Ian McEwan mêle avec dextérité roman d'apprentissage, d'espionnage et série noire, je poursuis à la fois mon exploration du roman anglais contemporain, qui est, je le répète pour la énième fois, et ce avant l'avalanche des romans de la rentrée littéraire autochtone, très supérieur au roman français, et incidemment ma réflexion sur la datation exacte des actions dans les oeuvres de fiction, une de mes marottes qui est, vous en conviendrez, bien inoffensive.

Dans les premières pages de ce roman, qui n'est pas certes, le chef d'oeuvre de son auteur, mais peut être le plus surprenant et réussi en ce qui concerne sa diabolique construction, McEwan nous donne une leçon de subtilité en matière de chronologie. En effet il ne commence pas par asséner que nous sommes à Berlin en 1955 et que son héros Leonard est fils unique d’un couple de petits-bourgeois de la banlieue de Tottenham, ou plutôt son anti-héros, car le titre qualifie le personnage; si l'on prend pour innocent dans le sens de benêt (tout du moins au début ensuite ce sera plus du sens courant de ce mot qu'il s'agira). Nous apprenons seulement page 17 que Leonard est un jeune homme de 24 ans (il est toutefois nécessaire d'effectuer une petite opération arithmétique pour parvenir à ce résultat). Dans cette même page 17, il nous est révélé que Leonard était << … condamné à se servir d'un téléphone, un instrument qu'il maniait médiocrement en dépit de sa profession...>>. On comprendra la charge humoristique de cette remarque que vers la page 70 lorsque l'on apprendra que Leonard est ingénieur en téléphonie. On en déduit immédiatement par cette phrase que d'une part l'action ne doit pas se passer en 1989, date de la parution du livre en Grande Bretagne (il est important lors de la lecture de bien se souvenir que ce livre a été écrit juste avant la chute du mur de Berlin), car alors un adulte, bien que nous soyons avant l'ère du téléphone portable, un tout autre monde, à moins d'être sévèrement demeuré, savait se servir d'un téléphone. Demeuré certes Leonard ne l'est pas mais cette remarque fait suggéré qu'il ne doit pas être bien dégourdi.

Comme je l'avais déjà signalé dans les précédents billets sur des livres de cet auteur, McEwan n'hésite pas à se référer, de manières plus ou moins explicites, à ses ainés des lettres anglaises. Si j'ai déceler clairement des traces de Virginia Woolf, Daphné du Maurier, Evelyn Waught ou Somerset Maugham dans d'autres de ses livres, ses références sont ici à chercher du coté, bien sûr de John Le Carré mais aussi de Graham Greene sans remonter à Ambler... avec en plus une touche de James Hadley Chase. Enfin les lecteurs des romans de Philip Kerr, ceux qui se passent dans le Berlin de l'immédiate après guerre, ne seront pas non plus dépaysés. On s'attend même à voir surgir d'une page l'autre Bernie... Les descriptions du Berlin, encore en grande partie détruit des années 50, sont saisissantes. On peut penser que pour leur rédaction l'auteur a puisé dans ses propres souvenirs car il a résidé enfant (il est né en 1948) en Allemagne, où son père, officier écossais dans l’armée britannique, était en poste.

Il me semble qu'une des raisons pour lesquelles les romans anglais d'aujourd'hui sont très supérieurs à leurs homologues français (j'y reviens) c'est que leur auteur n'hésite pas à s'inscrire dans un genre pour mieux parfois d'ailleurs le subvertir, comme le fait par exemple Will Self avec Dorian qui est un Oscar Wilde sous acide. En un mot en Angleterre être post-moderne n'est pas une injure. Les romanciers d'outre manche montrent aussi qu'ils connaissent bien la littérature de leur pays et qu'ils en sont de grands lecteurs. Alors que ce qui caractérise nombre d'écrivains français est leur désir d'innovation à toute force, en particulier en ce qui concerne la forme. Cette obsession traduit surtout leur incurable manque de modestie. Pour s'en persuader il n'y a qu'à écouter leurs interviews sur France-Culture, chaine de radio anciennement vouée à la diffusion de la culture, qui pense depuis quelques années que ce sont les auteurs qui parlent le mieux de leurs livres. Si vous prenez par exemple l'émission « Carnet d'or », dévolue uniquement aux romans français, vous aurez l'impression d'écouter les confidences venues d'outre tombe de Stendhal, Chateaubriand, Simenon, Jules Valles ou quelques autres au choix, c'est selon, alors que ce n'est que Tartempion qui tente de vendre son premier opus.

Il a pourtant des inconvénients à cette revisitation des grands classiques de la littérature. L'un d'eux est que l'écrivain risque de tomber dans le pastiche. McEwan avec « L'innocent » n'est pas loin d'en faire un de John Le Carré, ce, avant le tournant époustouflant que prend son histoire vers la fin du deuxième tiers. Mais paradoxalement c'est un français qui a réussit l'exploit d'écrire un livre qui pourrait avoir été écrit par son modèle. Il s'agit de Thierry Dancourt qui est parvenu avec « Hôtel de Lausanne » à écrire un des meilleurs romans de... Modiano. Autres danger celui de faire son malin. Le romancier anglais se laisse aller souvent à ce travers, soit par la distance qu'ils instaure entre le lecteur et ses héros, c'est le cas ici où quelques commentaires de l'auteur montre qu'il connait, à la différence de son lecteur, l'avenir de sa créature. Ces interventions qui informent que le présent de l'action n'est pas celui de l'auteur, polluent la relation entre le lecteur et les personnages du roman. Autres tentations auxquels les plus doués romanciers britanniques ne savent pas toujours résister, celle de montrer leurs « biscotos » littéraires. Le meilleur exemple de « vous allez voir ce que vous allez lire » est sans doute donné par David Mitchell dans « Cartographie des nuages» dans lequel non seulement il invente une forme de construction romanesque, mais parvient en 700 pages (tout de même) à écrire un roman historique, un récit comique, une romance gay, une série noire, un roman d'anticipation et j'en oublie, le tout soutenu par une réflexion philosophique sur la fin des temps. Qui dit mieux! Heureusement ces prouesses sont souvent sauvées par le fameux humour anglais qui évite à « L'innocent » de tomber dans la banalité où il risquait de choir dans ses deux premiers tiers; ensuite le lecteur est tellement emporté par la suite effrénée des événements qu'il ne songe plus qu'à tourner les pages...

Mais avant d'être entrainé dans ce tourbillon horrifique, le lecteur aura eu le loisir de se poser quelques questions, lorsque par exemple McEwan assène page 102 << qu'il n'y avait rien d'extraordinaire, en 1955, qu'un garçon du milieu et du caractère de Leonard n'ait encore eu aucune expérience sexuelle à la fin de sa vingt-cinquième année.>>. On est pas forcé de le prendre au sérieux. Le romancier anglais en tout cas le romancier anglais blanc, à l'exception de Coe, verse rarement dans la sociologie plaie de la fiction française qui se sent une obligation de « témoigner ».

N'importe quel livre d'une certaine qualité peut être un véhicule pour la réflexion, celui-ci pas moins qu'un autre. Lorsque j'y lis qu'en 1955, le grand souci d'un couple d'anglais de la classe moyenne était l'achat d'un poste de télévision cela me surprend. Dans mon souvenir, je reviendrais sur cet aspect, la télévision en France était fort rare alors pourtant le pays connaissait moins de restrictions que la Grande Bretagne où il est vrai le désir de télévision avait été exacerbé par la retransmission du couronnement de la Reine...

A propos des souvenirs il me semble que le lecteur prendra plus d'intérêt à un roman s'il est un contemporain de l'action qui s'y passe. Car dans ce cas, il confrontera ses expériences avec celles des héros du récit. Faut-il encore que les péripéties du livre se déroulent dans un milieu où le lecteur a lui même navigué ou à la rigueur qu'il connait par des personnes qui lui sont proches d'ou l'importance de la sociologie du roman qu'on lit. Bien que cette question soit tabou, il est évident que le lecteur aura plus d'empathie pour des personnages de sa classe, de sa race, de son pays pour ne pas dire de sa contrée que pour pour d'autres, qu'il faille dépasser ces frontières pour embrasser l'ensemble du spectre de la littérature est une même évidence.

Un des grands talents de McEwan est sa sagacité psychologique. Je serais étonné qu'il ne soit pas un grand admirateur de « Madame Bovary ». Ses personnages agissent la plupart du temps comme des imbéciles. C'est ce qui les rend très crédibles. N'agissons pas nous même ainsi? L'auteur a également le singulier talent de nous faire adopter ses créatures pour lesquelles, au départ, en raison de leur froideur et d'une certaine médiocrité, elles se révèleront au fil des pages plus intéressantes que ce que l'on avait pressenti, on ressent que peu d'accointance.

McEwan a compris que comme au tennis le changement de rythme était important pour gagner la partie. Imaginez que vous jouez une partie de tennis de château lorsque soudain votre partenaire vous balance « un pain » qui transperce votre raquette; c'est exactement ce qui se passe pour le lecteur plongé dans « L'innocent ». Il est en train de lire une bluette sur fond de guerre froide. Il est arrivée au deux tiers du roman et n'espère plus qu'un vague ersatz du « Troisième homme » (à cause du tunnel car dans « L'innocent » un tunnel est au centre de l'histoire), lorsque tout à coup il se retrouve en plein gore, mais alors du très gore, presque autant que chez Poppy Z. Britte et là je ne vous parle pas de ses livres de cuisine du bayou... Mais je ne peux pas en dire plus sans déflorer le roman sachez, les cinéphiles un peu retord me comprendrons (je vais citer des films car je ne vois pas de romans appropriés), que vous allez être immergé dans un mélange du « Trio infernal » de Francis Girod et de d' « After hour » de Scorcese...

Cette brusque rupture de ton a déclenché chez moi une irrépressible hilarité dont seul fut témoin mon chat et peut être un merle de passage... Peut être que vous serez moins sensible à l'humour très noir de Ian McEwan que moi et confirmerez le diagnostique d'un docte psychiatre qui a jadis vu en ma personne un pervers polymorphe...

Dans l'« L'innocent » comme souvent dans ses livres, Ian McEwan a mis en son centre la culpabilité mais cette fois c'est l’individu qui conditionne lui-même sa perte et non une intervention extérieur d'ou la référence à Kafka dont un extrait du « Terrier » est mis en exergue au début du roman. Un autre extrait débute le livre, une phrase qu'aurait dit Churchill et qui est rapportée par John Coleville: << Après la guerre nous serons faible, nous n'aurons plus ni argent ni force et nous nous retrouverons entre les deux grandes puissances, les Etats-Unis et l'Union soviétique.>>. Elle résume bien ce que laisse entrevoir la réaction des personnage anglais maris de n'être que les citoyen d'un pays de second ordre et nourrissant une amer jalousie envers les américains. La jalousie est par ailleurs l'un des fils rouges de l'intrigue.

Le style de « L'innocent » qui est écrit sagement à la troisième personne du singulier avec ce qu'il faut de dialogue pour dynamiser la page, est moins descriptif que celui de « Délire d'amour » tout en restant introspectif et est plus fluide que celui d' « Expiation ».

A l'instar des romans de Murakami, « L'innocent » a une riche bande son composée des rocks que chantaient Bill Haley, Jerry Lee Lewis, Elvis Presley... A propos de bande son cet oeuvre de McEwan a été adaptée au cinéma en 1993 par John Schlesinger. Je ne sais si McEwan a une autant de chance qu'avec deux autres adaptations très recommandables, de ses livres que ce soit celle d' « Expiation » ou celle de « Ciment garden » (j'ai consacré un billet à ce film: http://www.lesdiagonalesdutemps.com/article-cement-garden-le-jardin-de-ciment-76897445.html) car je n'ai pas vu le film tiré d' »L'innocent » contrairement à ces deux autres, mais la critique n'a guère été favorable à sa sortie.

A la dernière page, on apprend que le volet espionnage de cette histoire extravagante est tirée de faits réels, ce n'est pas la moindre surprise de « L'innocent ».

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